#anthologie #29 | Les portes closes

Sur la porte dont je devinais la présence plutôt que je ne la percevais, tant le noir était devenu dense dans la chambre, une goutte, une simple et dérisoire petite goutte d’eau perlait. Je n’avais jamais remarqué cette porte auparavant. La veille, il y avait le mur à la place.

Avant d’entrer chez nous je pose toujours mon oreille sur la porte d’entrée. Le silence qui règne à l’intérieur m’angoisse. Je dois rester longtemps à contempler cette porte, une de ces portes sans charme qu’on trouve dans les casernes où logent les familles de militaire.

Mais peut-être cette confusion était-elle due au manque de sommeil. Aux insomnies qui se répétaient depuis son départ ou plus simplement à l’accommodation incertaine de ma vue dans l’obscurité.

Je me souviens que je n’ose pas frapper les quelques coups légers que je devrais tapoter pour l’avertir de ma présence, pour ne pas la couper dans son feuilleton ou peut-être la réveiller. Alors je rentre sans prévenir, même si je sais que ce que je vais découvrir derrière peut me laisser sur le carreau. Mon frère m’a déjà raconté la fois où il l’avait trouvée inanimée dans le salon, comme morte.

Mon corps était lourd. Je ne pouvais pas me lever. Et je ne voulais surtout pas m’approcher de la porte pour regarder de plus près cette goutte qui me pétrifiait. L’aube finirait bien par arriver jusque dans ma chambre et, peut-être, par effacer, par la grâce de sa propre lumière, cette ombre indésirée.

Elle ne m’entend pas entrer. Je la regarde. Elle est allongée comme toujours sur le canapé et elle fume en regardant son émission. Le cendrier est en verre transparent. Il est plein de mégots et de cendres, tout prêt de déborder.

Pour l’heure, il faisait toujours nuit. Le sommeil me fuyait et, à défaut de pouvoir m’échapper dans la liberté du rêve, je pouvais au moins imaginer que cette porte m’offrait une possible évasion. Les souvenirs d’une autre vie remontaient à la surface, tandis que je me disais que le clapotis de l’eau, que j’entendais au loin, était celui des vagues qui caressaient la coque des bateaux ensommeillés dans le Vieux-Port de La Rochelle.

Lorsque je repense à cette porte, et à toutes les autres, toutes celles que par la suite j’eus peur de repousser en rentrant de l’école, j’ai encore le souffle coupé.

J’imaginais aussi cette goutte comme une sorte de maladie, de lupus qui dévorait la porte dans ses profondeurs, la pourrissait, la rongeait, la cariait. Et me laissant entrainer d’une maladie à l’autre, comme lorsque Vincent, dans son enfance solitaire, traquait ses hantises dans les pages de l’Encyclopédie médicale, je me racontais que cette porte charriait en elle le pourrissement du corps, la gangrène et que mon processus de décomposition était entamé depuis la chute des dents. Cette ancienne idée selon laquelle les dents sont aussi des structures vivaces me revenait violemment. Ce que j’avais d’abord pris, par ignorance, pour de la matière osseuse m’apparaissait comme un souvenir obstinément vivant, sujet à la réminiscence, à la folie et à la mort.

Quelquefois, elle m’accueillait avec ses yeux rieurs et aimants qui m’invitaient à venir la rejoindre, mais le plus souvent c’était un regard perçant et noir qui me pétrifiait, tu vois je suis encore là, une journée de plus à vous supporter, une journée de plus à oublier ma vie de femme pour jouer les bonnes mères de famille et vivre dans un appart’ encore plus minable que celui de la butte, ça me fait une belle jambe d’être une bonne mère de famille, tout le monde s’en fout des mères de famille, mais un jour je m’en irai et là tu n’auras pas d’autre choix que de me suivre, je ne vais pas te laisser à ton père, on m’a déjà volé mon premier enfant, ces choses-là n’arrivent pas deux fois dans une vie, surtout pas avec toi et elle se levait tout en continuant de fumer, elle touchait frénétiquement les cartons de livres qu’elle n’avait pas ouverts et qui restaient dans la deuxième partie du salon, condamnés, comme si elle avait remisé là ses derniers espoirs de fuite ou les derniers vestiges de son passé avec lui.

L’image de la porte suintante donnait invariablement raison à cette vérité. Je devais donc m’attendre à une déflagration lente et quasi organique de cette porte apparue comme par enchantement. La goutte rouge allait se répandre ou se démultiplier. Des oedèmes et des crevasses apparaîtraient. Des rhizomes et des réseaux de sillons traverseraient le bois de toute part et libéreraient l’écoulement des liquides. Cette porte me forçait à affronter une peur qui ne s’arrêtait plus de croître et me tordait tout le dedans du corps. Il me semblait, sans l’avoir examinée de près, que cette porte, avec cette goutte qui perlait à sa surface, avait affaire avec ma disparition – qui avait commencé par les dents – et pas seulement la mienne mais celle du monde dans sa totalité.

J’ai souvent repensé à cette porte, mais aussi à celle de la rue Saint-Sauveur, et puis à celle du petit village dans le Loir-et-Cher où elle avait vainement tenté de fuir pour essayer une dernière fois de refaire sa vie. Alors quand il m’a demandé de passer les voir, je me suis dit qu’elle devait être encore derrière une porte, la porte qui la séparait de la rivière, mais cette fois je n’avais plus envie d’aller l’ouvrir, je n’avais plus la force d’aller vérifier si j’allais retrouver ma mère morte, le visage ensanglanté sur le sol par le canon de l’arme de service de mon père ou si j’allais la découvrir recroquevillée, en boule dans le canapé, à regarder sa série en avalant les tonnes de sucre qui avaient remplacé la cigarette depuis son infarctus. Et puis j’ai pensé qu’elle devait certainement faire ça, manger des bonbons à la menthe en attendant que mon père rentre de son tour, parce que la télévision ne devait plus fonctionner à cause des inondations – il est comme ça mon père il fait des tours quand ça ne va pas. J’ai raccroché le téléphone, avant ça j’ai dit à François que oui j’allais passer les voir et puis j’ai appelé maman. La sonnerie a retenti longtemps dans mon oreille mais personne n’a décroché. C’était bien la première fois que ma mère ne répondait pas au téléphone, de jour comme de nuit. J’ai regardé ma montre. Lou n’allait pas rentrer tout de suite, j’avais une heure de route, ça me laissait largement le temps de faire l’aller-retour pour vérifier si tout allait bien et leur proposer de venir s’installer à la maison, le temps de la décrue.

https://www.tierslivre.net/ateliers/anthologie-08-la-goutte/

A propos de Camille Bréchaire

Camille Bréchaire vit et enseigne la littérature à Angoulême. Il lit et écrit dès qu’il le peut.

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