#anthologie #23 | rue Saint-Cyr

Elle n’aurait su dire combien l’immeuble avait d’étages, où il commençait, où il s’arrêtait, il faisait corps avec les autres maisons, la ruelle avec les autres ruelles. Au rez-de-chaussée il y avait la boulangerie, pièce éclairée, vitrine éclairée, qui contrastait avec l’escalier sombre, tortueux, une boulangerie où l’on pouvait entrer, acheter, mais derrière, mais dessous, elle imaginait les pièces fermées au public, aux clients, aux enfants, les salles sans fenêtres où l’on entassait sacs de farine, plaques de four usagées, grasses, poisseuses, où les souris couinaient, où les chats chassaient, pissaient, et derrière encore, les caves où on laissait rouiller anciens fours, vieux vélos, outils oubliés, cassés, bidons d’essence, bidons d’huile cent fois utilisée, et des soupiraux qui conduisaient à des tunnels, où se jetaient les eaux usées, où nageaient des rats, où ne s’approchaient pas les chats, chats faméliques tenus à distance par des rats nombreux, agressifs, installés là, depuis quand

Quand elle prenait l’escalier étroit, elle imaginait derrière chaque porte, les propriétaires au premier étage, appartement plus vaste plus clair, plus haut les pièces devenaient plus sombres, plus étroites, 

Elle montait encore, il fallait monter encore, passer devant toutes ces portes fermées, celle des propriétaires, celle de leurs enfants et de leur gamine qui pissait du sang, elle imaginait le sang qui coulait dans la bassine, coulait dans le lavabo, coulait d’un étage à l’autre, descendait par les tuyaux, arrivait parmi les sacs de farine blanche, parmi les souris, les chats, les rats, les boyaux de l’immeuble, filait jusqu’au caniveau des ruelles dans lesquels les enfants faisaient voguer des bateaux en papier, maman les p’tits bateau qui vont sur l’eau ont-ils des jambes?

Elle montait dans l’escalier en colimaçon, aux murs qui se resserraient au fur et à mesure qu’elle devait se hisser sur des marches devenues plus étroites, plus hautes, et les murs se rapprochaient à se toucher, les murs des maisons voisines se rapprochaient au point qu’on pouvait d’un balcon à l’autre se lancer une cuillère, un paquet de pâtes si le voisin venait à en manquer, plus facile que de redescendre jusqu’à l’épicerie du bout de rue, rue en pente, quartier en pente jusqu’au fleuve

L’appartement le plus haut de l’immeuble, avec deux fenêtres, l’une donnant sur la rue, balcon minuscule, au garde-fou branlant, et en contre-bas des choucroutes crêpées, laquées, lancer des bouts de papier de journal qui tombaient comme de la neige, des confettis, et puis parce qu’il fallait bien qu’il pleuve, opter pour le verre d’eau, et se tapir sous la table, sous le lit quand on entendait les coups de marteau sur la porte, se cacher sous le lit, et puis se cacher sous l’autre lit, celui de la chambre sans fenêtre, et puis se cacher sous l’autre lit, celui caché lui-même dans le meuble sous la télévision, lit invisible, lit replié, et enfant replié dans lit replié dans meuble replié tandis que dans la rue des cris, tandis que dans la rue des mises en plis, des chignons, des coiffures laquées s’écroulaient, des cheveux se filassaient, des cris rejoignaient ceux des rats des caniveaux, tandis que l’eau retrouvait l’eau des caniveaux, eau rougie par le sang de l’enfant du second étage, de l’enfant qui pissait du sang, de l’enfant qui se répandait dans les caniveaux, dans les ruelles et jusqu’au fleuve en contre-bas, et jusqu’à la mer

Mais l’immeuble continuait, l’appartement continuait, puisque plus haut il fallait monter, plus haut pour pisser, plus haut pour jouer, plus haut pour laver le linge, plus haut pour donner à manger aux lapins, plus haut pour aller caresser le chien Bambino, monter sur la terrasse, des WC à la turque dans une baraque qui fermait avec un simple crochet, d’où il fallait bondir pour éviter de se tremper les pieds, les jambes, quand on tirait le cordon de la chasse, tirer le cordon, déjà un pied dehors et bondir, ne pas glisser , ne pas se laisser aspirer par le tourbillon d’eau, redescendre dans les boyaux, retrouver rats, sang et bateau en papier, mais oui mon gros bêta, s’ils n’en avaient pas ils ne marcheraient pas

Le cuvier en béton pour laver le linge et, tout autour de la terrasse, les clapiers, les lapins, les lapines pleines, et derrière les clapiers, les remises pour le charbon et derrière, les remises pour le bois, et derrière, les greniers où l’on ne pouvait avancer que plié en deux

Et en contre-bas, la ruelle, les femmes sortant de chez le coiffeur, le son de leurs escarpins le long des caniveaux, et dessous les vestiges des arènes romaines, les tombes mérovingiennes, les ossements de ceux que n’ont pas dévorés les lions, la tête de celui qui l’a portée à travers la rue, marche du saint, marche dans la rue, rue des têtes, tête portée dans les mains, les tunnels qui conduisent au cirque de pierres, les tunnels qui conduisent au fleuve, les tunnels qui courent sous les ruelles, ruelles sur lesquelles court l’eau rouge des caniveaux

Et la fillette depuis la terrasse regarde la ruelle en contre-bas, maman les petits bateaux

A propos de Betty Gomez

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