#anthologie #10 | L. au présent composé

Elle a vingt-trois ans au pied de Central Harbour. La tour l’impressionne par sa hauteur et sa façade lustrée. Elle montre son sac au vigile de l’entrée. Une femme vêtue d’un uniforme frôle son corps devant et derrière avec un détecteur de métaux. Assises derrière le stand d’accueil au milieu de l’atrium, trois jeunes femmes ressemblent à des hôtesses de l’air. L’une d’elles la salue, l’écoute se présenter, passe un appel puis lui annonce qu’on va venir la chercher. Elle s’assied au bord d’un fauteuil dans un espace d’attente. Tripote l’anneau d’or qui entoure le lobe de son oreille. Quelques minutes passent. Une femme empressée se dirige vers elle. Elles franchissent ensemble un portique vitré que la femme ouvre avec un badge et gagnent les ascenseurs. D’un petit signe de main aux employés qui attendent de monter, la femme – la secrétaire du président – privatise l’ascenseur qu’elle prend avec L. Pendant qu’elles montent toutes deux au dernier étage de la tour, la femme renouvelle politesses et amabilités à l’égard de L. avant de lui donner quelques indications pratiques ainsi qu’un badge à son nom. Elle la conduit au grand bureau d’angle de Liú Cheng qui l’aperçoit à travers la vitre et sort pour l’accueillir. Il lui montre la vue splendide sur la mer. Il la rassure, lui jure qu’il n’interférera jamais dans son travail, qu’elle n’aura aucun statut privilégié du fait qu’elle est sa nièce. Il lui parle du responsable de l’équipe qu’elle va intégrer, un européen, un peu étrange mais brillant qui sera bienveillant avec elle, promet-il. Il l’accompagne au quinzième étage pour les présenter. Devant le bureau, L. lit la plaque fixée sur la porte : New Algorithms Perspectives, Trafford Jay.

Elle a quatre ans. Elle joue avec un bâton qu’elle remue dans une flaque. C’est la grande soupe de son troupeau imaginaire. Elle remue les nuages, le vaste ciel qui se reflète dans l’eau. Le vent de la steppe rase le sol. Elle est enveloppée d’un manteau brodé trop grand pour elle. Une jeune femme en sortant d’un baraquement l’appelle. Elle n’entend pas. Trop occupée à nourrir ses animaux imaginaires. La jeune femme s’approche, regroupant ses cheveux qui s’envolent dans tous les sens et les coinçant sous le col de son manteau. Elle s’accroupit auprès de L., lui caresse le front. Elle regarde au loin, ne voudrait pas déranger sa fille qui joue, mais il faut partir, il est temps de partir.

Elle a dix ans. Sur la photo de classe, on remarque son visage lumineux, entouré d’autres enfants sanglés dans leurs uniformes. Elle aime apprendre, elle met une telle jubilation dans l’étude que parfois on la réfrène. Sa curiosité pour tout est irrépressible. Ses parents viennent la chercher le vendredi en fin d’après-midi. Sa mère toujours souriante, aux yeux fatigués maintenant. Parfois elle vient seule, son père a beaucoup de travail dit-on. Il est toujours aussi gentil mais il parle moins. Il l’écoute – il s’applique à l’écouter – mais il semble toujours ailleurs. Il ne parle plus beaucoup depuis la mort du petit frère. Le jour de son anniversaire, un oncle et une tante viennent leur rendre visite – deux inconnus très polis, très bien habillés – ils lui offrent des anneaux d’or. Pendant qu’elle joue aux dominos avec la dame, l’homme parle un long moment avec sa mère. Son père, lui, fume dans la cour intérieure.

Elle a dix-neuf ans. Elle tourne sur elle-même, les bras en croix, sur un quai, près des embarcadères. Elle vient là très tôt le matin pour entendre les premiers cris d’oiseaux. Elle les appelle, elle tend les bras vers le ciel. Elle chante sous les trombes d’eau qui frappent l’esplanade Bai Hu. Un chant de mémoire crie-t-elle. La pluie a cessé. Elle chante encore, devant le bas-relief de l’Infinie Clémence. Un homme s’approche d’elle et lui demande d’arrêter. Il lui demande d’une voix polie mais très ferme d’arrêter ce chant contraire aux valeurs patriotiques. Je ne sais pas si elle continue parce qu’elle n’a pas entendu, pas compris ou pas voulu arrêter. L’homme s’éloigne. Elle continue à chanter. Quelques instants plus tard trois policiers arrivent sur l’esplanade et l’emmènent. Au poste, elle est photographiée de face et de profil. Son visage est analysé et comparé à des milliers d’autres. Elle n’est pas fichée. Mais le système de reconnaissance faciale déclenche vite une alarme. Le brigadier découvre alors que L. est la nièce de Liú Cheng, l’un des plus puissants magnats de K. et que son interpellation risque de lui coûter cher.

Elle a treize ans. C’est son tour de balayer le réfectoire. La nouvelle pensionnaire, arrivée la veille, nettoie les tables et prend un malin plaisir à envoyer par terre miettes et noyaux de fruits. L. fait glisser son balai entre les tables en évitant de passer près d’elle quand une surveillante entre dans le réfectoire. Elle appelle L., lui dit de la suivre chez la Supérieure et charge la nouvelle de finir le balayage. Elles se dirigent vers le bureau de la Supérieure. L. se demande ce qu’elle a pu faire de mal pour être ainsi convoquée. La surveillante ouvre la porte du bureau après avoir frappé. La Supérieure tout sourire accueille L. Un homme et une femme assis face au bureau de la Supérieure se lèvent et lui sourient également. Elle reconnaît le couple qui était venu à son anniversaire. L’homme lui serre les épaules, la femme l’embrasse. La Supérieure lui annonce qu’ils viennent la chercher. Elle vivra désormais chez eux car ils viennent de l’adopter.

Elle a vingt-cinq ans. Devant vous, la mer scintille – mille éclats de soleil miroitent sur l’eau et font plisser vos yeux – elle a soulevé la visière de sa casquette et te regarde intensément, elle semble t’interroger du regard – le bateau a quitté le port depuis vingt minutes et derrière vous la Skyline de Central paraît de plus en plus irréelle – vous avez dépassé plusieurs îles et maintenant la mer devant vous semble infinie –  vous avez peut-être réussi – tu ne veux pas tout de suite te dire que vous avez réussi –  tu vois que le visage de L. se détend –  tu ne peux pas tout de suite penser que vous avez réussi à fuir K. – à échapper à l’hyper surveillance, au contrôle omniscient de vos vies – tu ne sais pas s’il faut y croire – tu vois que le visage de L. se détend que des larmes noient ses yeux – tu vois que sur le pont il y a une trentaine de personnes et que personne ne fait attention à vous – au-devant du bateau la mer semble infinie, la mer de Chine méridionale – à présent vous êtes sortis de la Baie, tu regardes le visage de L, son visage d’une beauté bouleversante – sur le pont il y a une trentaine de personnes, peut-être plus, et personne ne fait attention à elle – un homme déplie le South China Morning Post, on entend le vent qui fait claquer les feuilles du journal –  la Une est couverte d’une photo de cérémonie, des centaines de militaires en grande tenue, sans doute les commémorations de… l’homme replie son journal – L. chante doucement, elle fredonne la mélodie de The moon mirrored in the pool – tu penses que vous avez réussi – l’homme a glissé son journal replié en longueur dans la poche de sa veste et maintenant il regarde l’heure sur sa montre, un spécimen de montre connectée au design particulièrement sobre – L. s’appuie au bastingage, cheveux au vent, elle chante de plus en plus fort – tu vois deux explications possibles au fait que vous avez réussi à fuir : soit il y a eu une faille dans le système de surveillance soit on vous a laissé partir – quelques oiseaux marins volent à côté du ferry – tu penches plutôt vers la deuxième hypothèse, vers l’idée que quelqu’un vous a intentionnellement laissé partir, la question est de savoir pourquoi et jusqu’à quand – tu penses que la montre connectée de l’homme accoudé au bastingage est peut-être équipée d’une caméra de surveillance – est-ce que tu deviens parano ou est-ce que tu as raison ? – il est anormal que personne ne fasse le moins du monde attention à vous, surtout à L., à la beauté bouleversante de son visage – sur le pont il n’y a que des hommes maintenant, une quinzaine d’hommes, certains par petit groupe de deux ou trois, peut-être tous de mèche, qui pourraient tout d’un coup vous saisir, L. et toi, et vous balancer à l’eau, ni vu ni connu – ça y est tu deviens complètement parano – tu aperçois un ilot sans doute inhabité à tribord, tu repenses aux îles verdoyantes qui émergeaient des flots et ressurgit un peu de cette sensation d’insouciance – L. fredonne toujours The moon mirrored by the pool, plus doucement, elle te sourit et tu penses que c’est dingue qu’elle soit là avec toi, en train de fuir K., de tout quitter pour s’enfuir avec toi, Trafford Jay.

C'est une piste d'écriture et de fiction très féconde que nous donne la proposition 10, sur laquelle j'ai pris du temps et reviendrai sans doute car elle m'aide pour mon projet à creuser le personnage de L.

A propos de Muriel Boussarie

Je travaille sur un chantier d’écriture au long cours et j’espère avoir assez de souffle pour le mener à terme. L’intuition de ce projet a surgi ici, dans un atelier du Tiers Livre. Il était question de se perdre dans la ville. Comme je ne voulais pas suivre une piste trop autobiographique, j’ai délocalisé l’errance en la situant dans la ville de K., un avatar de Hong Kong qui m’avait tant fascinée. Alors un personnage, un homme, Tu, toujours interpellé, est immédiatement apparu dans une rue de K. où il s’était égaré. Malgré cette entrée en matière – très forte pour moi – je n’ai pas pensé au départ écrire une histoire, encore moins un livre. Mais je voulais écrire, rêver un univers, celui de K. Quelques textes ont ainsi vu le jour sur mon blog. Puis lors d’un nouvel atelier de François Bon, un fil d’histoire plus précis s’est ébauché : le départ de Tu et L. vers les îles pour fuir la dictature qui sévit à K. À ce moment-là s’est déclenché un grand désir de narration. Beaucoup de choses se sont précisées au fil de l’écriture, bien des personnages sont apparus… Et régulièrement j’utilise des consignes de l’atelier comme pistes pour développer mon récit.

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