#anthologie #28 | Les sources

Nous vivions dans ton monde, dans tes tristesses, avec les piles d’assiettes entassées dans l’évier. La puanteur qui en résultait. Les mouches. La moisissure. Tes sommeils interminables. Parfois tout le jour. Et les nuits de solitude aussi, d’angoisse, passées à t’attendre, calfeutré sous une couverture, près de la grande affiche aux monstres – les marionnettes de Dominique Houdart – qu’il t’avait volée à la maison de la culture cet été-là. Souvenir de votre rencontre. Les yeux fous des personnages et cette nuit où j’avais dû ramper jusqu’aux toilettes. Tu m’avais retrouvé là, recroquevillé et seul à attendre que tu ouvres enfin la porte.

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Personne d’autre que moi n’aurait remarqué ce vieux monsieur qui venait tous les matins déposer un livre sur le muret au coin de la rue. Je le sais parce que je suis tout le temps réveillée à cinq heures du matin à cause du clapotis de l’eau qui tape contre le bord de la berge. J’ai peur qu’un jour la rivière déborde et que l’eau rentre dans la maison. En attendant, personne d’autre que moi ne sortira récupérer son livre. Aujourd’hui, j’ai lu Les Vagues de Virginia Woolf. C’est une succession de monologues intérieurs entrecroisés de brèves descriptions de la nature. C’est beau. Ce pourrait être ma vie de vieille femme qui s’écoule. J’ai posé le livre à la verticale sur ma table de chevet.

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Il y avait toujours cette photographie qu’elle avait prise pour me faire penser au quereu. La silhouette massive du ciel se tenait là devant la maison, l’arbre aussi était comme une forme massive et compacte avec son manteau de feuilles sombres, ça lui donnait un aspect inquiétant, plus vraiment bleu ce ciel, avec tous ces nuages et puis les mouches aussi qui m’incommodaient de leurs bourdonnements incessants, je ne les voyais pas mais elles tourbillonnaient dans l’air nervuré, telle une fine mousseline mouchetée de fange, alors j’ai dit à Maps que s’il était encore là, on en aurait fait une sacrée de fête sous ce ciel d’automne, et peut-être même que les copains du rugby nous auraient rejoints à la maison, comme au bon vieux temps, quand on buvait de la gnôle du père Zizère tous ensemble, et qu’on ne dessoûlait pas avant le soir suivant, tellement qu’on en avait bu après le match. Et puis le soleil a continué de monter, alors j’ai dit à Maps qu’on devrait tous lever les yeux au ciel au moins une fois pour savoir de quoi on parle, quand on parle du bon vieux temps.

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Dans la petite pièce du rez-de-jardin, elle avait posé sans l’accrocher, sur mon bureau d’enfance, un poème de jeunesse qu’elle avait encadré. Chaque soir je m’y rendais comme on se rend à une exposition souterraine, prétextant que j’avais oublié quelque chose. En réalité, je ne pouvais m’empêcher de le lire. Une fois remonté dans ma chambre, je le récitais longtemps avant l’endormissement. Elle écrivait

L’air… ses mains fraîches comme l’étreinte invisible et sensuelle d’une senteur automnale au cœur de l’hiver… Des larmes métronomiques sur la pente escarpée d’une nuque raidie par les heures d’insomnie passées à vouloir un tout petit bout du monde… Les marches, enfin, interminables rieuses aux regards silencieux mais pourtant éloquents… Un corps gisant se love dans ce calvaire aux allures de jeux du cirque… Il ne semble pas souffrir sa condition… Il regarde la petite princesse jouer à la marelle, en faisant rugir ses couettes trop longues tel le fléau d’un barbare sanguinaire… Sur ces marches incertaines mais douces, tant la lumière diffuse se fait féline dans les moindres rainures, son regard éclate… Elle flotte… Son âge la préserve encore de ces temps qui paralysent les espaces de jeu ― à la pointe des grands bonheurs perdus. Sa main guide la brume errante dans les sentiers de joie, et ses joues rondes feignent d’être creusées, comme pour indiquer que les plus infimes sillons se déshabillent en roi… Lui passe ses mains burinées le long de ses cils en broussaille… La valse de ses doigts… Le clapotis de ses pieds… La cadence… Il hume l’odeur cramoisie des errances prochaines… Bientôt, la brise légère, empourprée dans ses chiffons indigènes, soufflera le verrou de ses menues menottes… Au sol lui y verra la clef…

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Elle regarde la photo du bébé qu’elle a toujours emportée avec elle. Elle est posée à même le sol, encadrée, devant les piles de cartons qu’elle n’a jamais ouverts. C’est un beau bébé, un sacré beau bébé même mais il ressemble à son père. Ce sont les mots de sa mère quand elle rentre enfin avec le petit homme de l’orphelinat pour jeunes filles, une maison spéciale où son père a choisi de la faire enfermer pendant quatre mois. Oeuvres Saint-Raphaël Anthony 92. C’est là que l’affaire s’étouffera le temps que la honte s’écoule dans le caniveau, loin de la famille, et surtout loin des ragots du village qui font et défont les réputations des honnêtes gens comme on les appelle aussi par ici.

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A propos de Camille Bréchaire

Camille Bréchaire vit et enseigne la littérature à Angoulême. Il lit et écrit dès qu’il le peut.

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