#anthologie #21 | agualica

Je n’ai que cinq photos de toi (1). Cinq photos mais seulement trois jours de ta vie. Cinq photos qui te montrent à l’occasion de trois jours de ta vie, de ta vieillesse, de ta grande vieillesse on dirait aujourd’hui (2).  À soixante-quinze, à quatre-vingts et sur les deux dernières, non datées, les plus récentes, si on peut dire, à quatre-vingt-six ou quatre-vingt-sept ans. Pas davantage. Tu es morte à quatre-vingt-sept ans. Sur toutes tu as les cheveux blancs, peignés avec une raie sur le côté droit de la tête et qui recouvrent tes oreilles (3). Prenons-les dans l’ordre chronologique. D’images de toi antérieures, il n’y a pas. Ni matérielles ni immatérielles (4). Une photo d’identité, parce qu’en 1967 contrairement à ce qui était le cas en 1941 comme l’attestent les papiers tamponnés que j’ai sous les yeux, le vice-consulat d’Espagne demandait une photo (5). Même renseignements, même noms, prénoms, parents, absence de profession, adresse, mais sur le papier de 1967, ton visage dans le coin droit. Les deux agrafes ont rouillé.  Tu portes un manteau sombre, noir probablement, de photo en couleur de toi je n’ai pas, de toi de qui je n’ai que ces cinq photos, cinq photos en noir et blanc prises à l’occasion de trois journées de ta vie, trois journées de ta vieillesse. Tu portes un manteau noir on dira, je sais qu’il est noir, fermé jusqu’au menton, tu as noué un foulard autour du cou, est-il en soie, t’a-t-on un jour offert un foulard en soie, tu as mis ton plus bel habit, un manteau, un foulard, celui des grandes occasions, le seul peut-être, et fait tenir une mèche de cheveux par une barrette, les cheveux sont bien peignés (6), la raie bien tracée, les lèvres serrées, portes-tu un dentier (7), ou ne fais-tu qu’avec quelques dents, tes sourcils sont broussailleux, blancs, peut-être quelques-uns de gris te reste-t-il, tes yeux me semblent clairs, vifs surtout, petite chose ramassée, noiraude je le sais malgré tes cheveux blancs, tes sourcils blancs, ton foulard clair, tes yeux étrangement clairs, mais dans le regard, droit, nulle agressivité, nulle passivité, ni arrogance -comment aurais-tu pu- ni humilité, une présence, une force, une lutte. Il faut de grandes occasions pour que l’on te prenne en photo. Ou un impératif administratif. Les deux photos suivantes ont été prises par un photographe professionnel. Elles sont encadrées d’un liseré blanc, légèrement cranté. Au dos, le tampon du photographe, Les Images vivantes, une adresse, et numéro de téléphone à six chiffres et, en encadré, cette information service photo extérieur. Une des deux photos, la deuxième dirons-nous, confirme l’indication notée au crayon de couleur bleu au recto (L10, quand au dos de l’autre on lit L6), a été déchirée, manque donc le tiers inférieur de la photo, des pieds et des marches, rien d’essentiel donc (8). Sur la première, l’intérieur d’une église, au premier plan trois jeunes filles vêtues et gantées de blanc, portant un bandeau blanc dans les cheveux, elles sont agenouillées (9). A droite, assises côte à côte les femmes plus âgées, chapeautées, leurs vêtements sont plus foncés, probablement colorés, elles regardent l’objectif. Plus à droite, sur le même banc, un visage, les vêtements noirs se confondent avec l’obscurité du lieu. Tu es là. Discrète. A ta droite celle qui n’a pas voulu de toi, fidèle au préjugé de ses parents. Dans le tombeau aussi elle refusera de te faire une place. Elle te tourne le dos (10). Mais tu es là. Au premier rang. Comment supportes-tu cela? Ressens-tu de la fierté, de l’indifférence, es-tu gênée? Je ne vois pas ton regard. Tes cheveux sont en partie recouverts par une mantille en dentelle noire.  Au mariage de ta fille, tu n’as pas eu le droit de t’asseoir au premier rang, ni même au second. Debout au fond de l’église tu as dû rester. Mais elle était mariée, tu pouvais respirer. La photo suivante, celle déchirée, a été prise à la sortie de la messe. On voit quinze personnes. Gants, chapeaux, cravates et noeuds papillon sont de sortie. Tous regardent l’objectif. Tous sauf toi. Tu tiens le bras de ta fille d’un côté, t’appuies sur ta canne de l’autre. L’oeil affolé. Il y a quelque chose de fou dans ton regard. L’image d’une sorcière. Si petite, alors que ta fille qui te dépasse d’au moins deux têtes aujourd’hui semblerait bien petite, elle a sans doute mis des talons, mais toi combien mesures-tu? Une sorcière. Une gitane. Gitane, sans doute l’es-tu un peu. Beaucoup même. Ton nom le dit, ta peau aussi, ta matité (11).  Restent deux photos. Prises le même jour. Chez toi. Chez ta fille. Chez ta fille où tu avais enfin eu ta place. Ses enfants sont mariés. Il doit exister d’autres photos. Celle du mariage de la fille. Les deux précédentes sont celles du mariage du garçon. Pouvoir découvrir d’autres photos de toi. Les chercher dès que possible. Peut-être n’ai-je pas que cinq photos de toi. Celle-ci n’a pas été prise par un photographe. Le format est carré, six sur six (à vérifier), bordé d’un liseré blanc non cranté. Tu ne regardes pas l’objectif. Tu regardes la fillette, tu lui parles, tu lui parles dans cette langue tienne, étrangère, qu’elle ne parle pas, qu’elle comprend, un sabir qu’on parle ici. Tu es assise sur une chaise dans ce qui tient lieu de couloir et de cuisine et de salle d’eau, ni salle de bain ni WC ici, mais un sol pavé, de l’électricité, du chauffage, quand il n’y a rien de tel chez toi, dans ce chez toi inespéré, cette adresse inscrite sur les papiers du vice-consulat, ces papiers que tu ne sais pas lire. Debout derrière toi, les mains sur les hanches, cette position dont j’ai hérité par atavisme, ta fille. Forte. Toi, yeux cernés, enfoncés, regard sombre, visage anguleux, émacié, portant un polo à manches longues, noir, une broche épinglée dessus, sous le cou, un tablier à fleur recouvre tes jambes. La fillette te tient les mains, tes mains noires dans ses mains blanches, à quoi joue-t-elle, que lui dis-tu, vous avez oublié celui ou celle qui se tient devant vous, dans cet appartement exigu, la fillette regarde tes mains, tu regardes l’enfant, lui parles, la regardes. Présence de ton regard. La voix, le regard, les mots forment un lien. De la voix, des mots, du regard, tu la tiens, l’enlaces. Des deux mains elle te tient, te tient les mains. Et vous formez comme une île, tandis que, par dessus vous deux, se regardent ta fille, droite au fond, mains sur les hanches, et sa fille, droite, appareil photo en main. La dernière photo est en carton, ta silhouette a été découpée, il n’y a que toi, habillée comme sur la photo précédente, mais le visage, trois fois plus grand. Tu es assise sur la même chaise, tu regardes l’objectif, tu as les mains croisées, on aperçoit une alliance à ta main gauche. C’est cela qu’elle voulait la fillette, que tu croises les mains, que tu prennes la pause, que tu sois prête pour la photo, c’était celle-là qui comptait, la photo suivante, pas celle des préparatifs, volée par celle qui tient l’appareil et qui appuie sur le bouton à votre insu. 

(texte de la proposition 20, l’abuelita (12)

(1) Cinq ici, cinq connues, cinq sauvées. Comme ces papiers, ces pièces d’identité périmées conservées, enfermées dans des pochettes, classées.  

(2) Non, on ne dirait pas grande vieillesse, celle-ci commence plutôt à quatre-vingt-dix ans. Pas par l’âge, non, par la blancheur des cheveux, par le corps rapetissé, tassé, par le deuil porté, par le tablier, par l’absence de maquillage, par ce qui a cessé, quasi disparu dans ces années soixante, soixante-dix, pour les générations suivantes, l’analphabétisme. Peut-être que cette affirmation, il faudra encore la corriger dans une note future. Sur quel fondement affirmer que l’analphabétisme a cessé dans les années soixante, soixante-dix? Et aujourd’hui encore, n’est-il pas présent? 

(3) Celle qui pour moi aura toujours déjà eu les cheveux blancs. Et pourtant brune tu devais être dans ta jeunesse. Brune comme ta fille, ton petit-fils, ta petite-fille, brune comme les Espagnols, brune comme le laisse deviner ta peau. Peau de caraque.  

(4) D’images rémanentes il n’y a pas, sinon celles construites par des récits entendus. Ainsi toi attachant les jouets, hochet ou sucettes, qu’enfant je jetais depuis ma chaise haute, pour t’éviter, mais l’aurais-tu pu, de te baisser pour les ramasser, n’ayant plus qu’à tirer la ficelle, comme tu devais enfant, et adulte encore, ramener le seau depuis le fond du puits. De For-Da tu n’avais pas entendu parler, mais te débrouiller, te défendre, tu avais appris. 

(5) Comprendre avec ces papiers que tu avais gardé la nationalité espagnole.  Casada en 1941, mariée donc, depuis un an. Mariée huit ans après ta fille. Mariée à cinquante-trois ans. Mariée en 1940. Se mettre sous la protection d’un homme en temps de guerre. Officiellement, cette fois-ci. En 1914, fille-mère, étrangère, jetée, abandonnée par l’amoureux reparti bien vite, ayant tourné les talons, pris la fuite, rappelé par sa mère au pays, telle est du moins la version conservée- tu t’es mise sous la protection d’un homme, protection honteuse, protection nécessaire, protection qui jette sur toi l’opprobre, qui fait pleuvoir sur toi insultes et crachats, protection qui remplit le ventre affamé de l’enfant, qui donne un toit, protection qu’on taira durant soixante-dix ans, que tu tairas, que ta fille taira, jusqu’à ce que, à son tour dans la grande vieillesse, quand tombent les craintes, quand tout cela est si loin, quand les témoins, les hurleurs, les montreurs du doigt n’ont plus de voix, plus de dents, plus de doigt, quand tout cela est si loin, que ce qui était secret, ce qui était tabou, ce qui ne pouvait passer le seuil des lèvres, vient dans la conversation, simplement, naturellement, sans trompette ni  effets, un nom, jamais prononcé dans cette pièce, dans ce monde nouveau, ce nom si lointain, ce nom d’un autre temps, d’une autre vie. Ce nom, cette histoire que recueille un micro caché sous une écharpe, ce nom, cette histoire retranscrits sur des feuillets rangés avec photos et papiers dans une pochette.  

(6) Pas d’indéfrisable, pas de teinture. Un peigne et une barrette.

(7) Le dentier associé à la vieillesse. Celui de ta fille sur le rebord du lavabo. Dernière génération de dentier. Le dentier, marqueur temporel. Marqueur social aussi. Les sans-dents existent toujours. Les parias. Paria tu étais. Paria par ta langue. Paria par ta fille sans père. Paria par ta peau. Paria. 

(8) Deux autres photos de la même série (même format, même liseré, même brillance, même système de numérotation au crayon bleu, même tampon, même adresse) me permettent d’identifier l’événement. Le mariage de ton petit-fils. Tu le vois rarement, ne l’aimes guère paraît-il. Parce qu’il ressemblerait à celui qui t’a abandonnée, le lâche, le salaud. Parce que c’est un homme peut-être. Tu as eu une fille, fille unique. Famille à deux. La petite-fille, tu accepteras. Une association de femmes, celles qui doivent apprendre à se protéger, à se défendre. Ton expérience comme enseignement. Fille-mère, le plus grand des malheurs, la mise au ban de la société. Ta fille n’attendra pas d’être majeure pour se marier, ta petite-fille non plus. Tu avais attendu, tu avais cru. Une femme perdue aux yeux de tous. Sur l’une de ses photos, les mariés, robe blanche, bouquet, voile, dentelle, aréopage de fillettes d’honneur, mariées en miniature, du blanc, du blanc, du blanc, et six personnages en noir avec touche blanche, le marié et le garçon d’honneur, clone de six ans du marié, et au fond les parents des mariés, ceux de la mariée derrière elle, du marié derrière lui, tout est en place, bien rangé, bien au centre du cadre, de la photo, photo de mariage où n’a rien à faire la  paria, celle qui rappelle les origines, celle qu’on cache, à qui on évite de penser, celle qu’on a toute la vie escamotée, au fond de l’église le jour du mariage de sa fille, hors du cadre le jour du mariage du petit-fils, le petit-fils qui ressemble au grand -père, le petit-fils au teint mat, aux yeux sombres, aux cheveux bruns, celui dont tout dit les origines, celui qui cherchera toujours à s’en défaire, reproduisant sans le savoir le machisme de ses origines. 

 (9) Je reconnais la première, ma mère, quant aux deux autres, elles sont sans nom ni prénom pour moi, sans histoire. 

(10) Racisme ordinaire, qui se transmet. On avait accepté la fille, il fallait bien, tel était le choix du fils, mais pas la mère. La fille aurait leur nom, un nom français. Mais la vieille espagnole ne mettrait jamais les pieds chez eux. Une fille sans passé on prenait. Message compris, Françoise, la fille, devenue belle-fille, saurait faire oublier son passé, ce passé qu’elle voulait oublier. Mais sa mère jamais elle ne la renierait, jamais  elle ne l’abandonnerait. En cachette elle irait la voir, en cachette elle lui présenterait sa fille, et quand les beaux-parents seraient morts, les enfants devenus adultes partis de l’appartement exigu, elle ferait venir sa mère, la soignerait, la veillerait jusqu’à sa mort. Le mari accepterait, la belle-soeur se tairait, mais l’allonger dans le même tombeau que leurs parents, la belle-soeur refuserait, refuserait celle qu’on a placée à côté d’elle sur le banc ce jour-là, à qui elle tourne le dos, celle dont elle prétend ignorer la présence, l’existence, sauf quand il s’agit de médire, de la traiter de voleuse, de prétendre qu’elle a fait de la prison, quand il s’agit de lui refuser une sépulture, de refuser une place dans le tombeau familial à celle qui serait toujours une étrangère, une paria. C’est un étranger, un espagnol, qui lui fera place, une place dans le tombeau tout neuf qu’il avait bâti de ses mains, un homme dur, un homme craint, un étranger, mais parce qu’un homme, parce qu’un homme élevé par des femmes, parce que le seul homme depuis la mort du père, parce qu’orphelin à huit ans, parce qu’ayant dû quitter le pays, la langue, parce qu’ayant subi le racisme, celui de ses beaux-parent, des français, des locaux, il avait ouvert grand le tombeau, sans barguigner, il avait dit oui, oui à sa belle-fille, oui je la prends l’abuelita, non elle ne couchera pas dans la terre, non elle ne sera pas enterrée comme un chien, je la prends moi, alors lui grand seigneur, alors lui le bourru, alors lui qu’on craignait, il a fait ça, il a offert une place, une place pour l’éternité, parce que ne compte pas changer d’avis, ce n’est pas un locataire que tu prends, non il n’a pas renâclé, il n’a même pas hésité, il a dit oui, oui je la prends, oui je la prends, elle aura un toit, elle aura où reposer, elle aura une place sur cette terre, dans ce pays, dans cette ville. 

 (11)Ton nom j’apprendrais à le prononcer, j’apprendrais à le prononcer longtemps après ta mort, à le prononcer tel que tu devais le prononcer, pas francisé comme je l’avais toujours entendu.  

(12) Pour la fillette qui range tes mains, qui les croise comme ta fille les croisera dans ton cercueil, dans le cercueil qui sera accueilli dans une tombe, un cercueil en chêne, parce qu ‘« elle n’est pas partie comme une indigente ma mère , elle n’est pas partie comme une indigente» répète la voix sur la bande magnétique, la voix enregistrée subrepticement par un micro dissimulé sous un foulard, et puis encore « elle a eu un bel entarro ma mère ». Un entarro. Et la voix  restitue le sabir, et la répétition dit l’angoisse, l’angoisse de ceux qui n’ont pas d’argent, l’angoisse de ceux qui n’ont jamais été propriétaires d’une maison, ni même d’un appartement, ni même d’une voiture, pas même d’un coin de cimetière, les indigents. Pour la fillette qui range tes mains, qui tient tes mains pour bien les ranger, pour te faire belle pour la photo, l’abuelita n’existe pas. Pas plus qu’elle ne sait prononcer ton nom elle ne sait t’appeler mamie en espagnol. Ici on ne parle ni français, ni espagnol, ni catalan, ni occitan, mais un sabir. La langue invente, la langue invente un monde, elle t’invente un nom, agualica elle te nomme. Devenue personnage de papier, ton double de papier aura son propre nom, abuelita. 

A propos de Betty Gomez

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