#anthologie #25 | L’odeur de mort est couleur de bleu

Par quel processus le cerveau d’un individu peut-il tenir éloigné de lui la perception d’un cadavre, et surtout son odeur ?

Comment peut-il mettre tant de temps à identifier l’insoutenable univers olfactif qui gît devant lui ?

Combien de temps un fils peut-il cesser de respirer devant le corps de sa mère allongée sur son lit, les pieds dans l’eau, cherchant l’air derrière l’irrespirable odeur jusqu’au cri ?

D’une certaine manière nous parlons des odeurs mais nous devrions parler d’une odeur en particulier, et cette odeur, celle de la décomposition, nous faisons parfois des kilomètres pour nous retrouver face à elle. Une odeur de mort qui plane dans l’air peut-elle vraiment se sentir autrement qu’avec dégoût ?

Nous ne pensons pas un jour sentir une telle odeur en plus du corps qu’il faut bien regarder, et la décomposition invisible, même si la peau bleuit c’est bien l’odeur qui en parle, parce qu’on peut bien aimer les gens, rire, écrire sur des carnets des choses et même l’odeur d’un champ de lavande, personne n’est prêt à respirer l’odeur d’un cadavre qui traduit olfactivement nos perditions, nos tripes pourries, nos corps à l’abandon

Nous aimerions parler, écrire cette odeur mais c’est impossible parce qu’un cadavre ça pue, ça embaume toute la pièce et quand c’est le cadavre d’une mère ça ricoche même sur les murs

l’odeur de mort est couleur de bleu

l’odeur de mort bleuit en s’intensifiant,

l’odeur salit, elle laisse des morceaux de corps sur le sol, des asticots qui grouillent sous la peau et la décapsulent,

l’odeur de mort, l’odeur de pourrissement du corps, l’odeur de mort est un morceau de corps qui suinte et qui pourrit à même le lit de ma mère et qui tombe sur le sol de la maison,

le parfum de mort est plein de fines particules d’odeurs rances, de fragments de vies pourries.

C’est âcre, ça attaque les fosses nasales,

on voudrait vomir une telle odeur, mourir pour ne plus sentir l’ampleur de sa décomposition.

Le corps est au milieu d’odeurs insoutenables.

L’eau pue. L’eau est souillée. L’odeur croupie de l’eau se mélange à celle du cadavre de ma mère. Pendant la nuit, l’odeur de l’eau s’est infiltrée par tous ses pores, l’a fermenté. Elle sent la terre humide.

Quand la rivière déborde emporte-t-elle avec elle l’odeur de sa crue ?

La mère traîne par terre. Elle n’est plus vivante. L’odeur de son cadavre traîne dans l’eau. Pestilentielle.

L’odeur ne se plaque pas contre l’eau, elle embaume du corps de la petite morte

ses miasmes méphitiques remplissent la maison de boues et d’ordures : la fange odieuse exhale de tout son lit,

l’odeur putride coule dans l’eau, elle ruisselle à la surface et se laisse glisser.

Mon corps se soulève de dégoût.

Par la puissance des flots la mère se soulève sur son lit et avec elle l’odeur immonde. Elle se soulève, elle est pleine d’eau, elle est pleine d’odeurs irrespirables.

La chambre est remplie d’odeurs. L’eau n’a plus de place. L’eau regorge d’odeurs de mort. L’odeur infecte s’est dispersée, s’est répandue, a rempli tout l’espace de mon corps hébété d’odeurs.

L’odeur du corps mort de ma mère ne disparaît pas dans l’eau. Elle y baigne, y infuse, puis elle grimpe le long des murs.

A propos de Camille Bréchaire

Camille Bréchaire vit et enseigne la littérature à Angoulême. Il lit et écrit dès qu’il le peut.

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