#anthologie #22 | Véritable route de campagne avec fictions

Derrière le portail de la petite maison de l’autre coté de la route, à peine dissimulé par une armada d’herbes folles, c’est un capharnaüm d’objets abandonnés qui bloque le passage jusqu’à la porte d’entrée. On dirait une cargaison de brocante à ciel ouvert, déchargée à la hâte, puis laissée à l’abandon. Il fixe d’abord son attention sur un matelas noirci par le milieu mais c’est surtout une étagère grise en métal comme celles qu’on trouve dans certaines arrière-cuisines qui capte son regard. De vieilles pièces de monnaie y gisent, pulvérulentes, et s’émiettent à même le meuble. Une curieuse impression s’empare de lui, à mesure qu’il observe cette étagère. Il ne sait pas exactement pourquoi mais quelque chose l’effraie, le paralyse. Il peine à déglutir. Il n’aime pas la sensation de la salive dans sa gorge, ni cette idée de volume. Il n’a pourtant rien dans la bouche. Il transpire. Il a sans doute de la fièvre. Il reste figé sur place de peur qu’un geste trop brusque ne fasse tinter les petites pièces entre elles. Il craint leur texture. Il a peur d’en avoir envie. Il bouge lentement les jambes en prenant bien soin de crisper tous les muscles de ses pieds, afin d’en décomposer avec exactitude le mouvement. Il fait ensuite basculer sa tête de la gauche vers la droite, d’un déplacement circulaire, pour lui permettre de partir en arrière, et de se retrouver ainsi dans sa position initiale. Il conserve enfin une pression suffisamment forte sur son coude, pour que le portail qui supporte son poids ne produise pas de vibrations susceptibles de faire bouger l’étagère. Lorsqu’il finit ces manœuvres délicates, il porte son attention sur les pièces. La fièvre – conjuguée à la faim qui lacère ses entrailles – a dû produire ces impressions étranges. L’angoisse s’est dissipée, quelques frissons parachèvent tout au plus son vertige. Le plus discrètement possible, il gravit les grilles du portail et marche vers la maison.

Il pense toujours aux petites pièces. C’est l’insignifiance qui fonde le pouvoir. Il peut s’étouffer avec, il le sait, il lui suffit simplement de se retourner, de les avaler et d’attendre qu’elles se coincent au fond de sa gorge. Justement, les pièces, là derrière, dans le jardin, traînent sur l’étagère. Il n’a plus qu’à les prendre. Il fait mille tentatives pour distraire son esprit mais tout la ramène à ces mets minuscules. Comment décrire le pressentiment de la forme ? Une dangereuse contamination lui fait corps. Bientôt, et contre sa volonté, il a envie d’avaler tous les petits objets qui l’entourent. Paniqué, il se met à courir de toutes ses forces. Dans la rue il doit se faire violence pour ne pas se ruer à terre et bouffer les cailloux.

La vérité de la fiction flanche là où s’impose la réalité dans son horreur.

J’ai garé la voiture sur le chemin qui jouxte le quereu. À présent je regarde papa qui parle tout seul devant la maison, ses mots disparaissent dans l’air humide, si bien que seul le bruit de la pluie parvient à mes oreilles. Il reste planté là comme un arbre, prostré devant les murs de la bâtisse. Il tient la crosse de son fusil, fermement attachée à sa main, et me revient instantanément l’odeur de la poudre qui embaume dans l’air, mélangée à une espèce d’essence de sous-bois. Je m’avance encore, la pluie cogne contre mon visage, j’ai des fourmis dans les bras. Je m’approche sans bruit en continuant de l’observer de loin, comme si à l’extérieur de la maison il ne pouvait plus rien voir. Il continue de regarder fixement les murs, un moment il esquisse un pas dans ma direction et je crains qu’il ne m’aperçoive. Mais il ne détourne pas le regard du vieux chêne qui domine la cour. Ou alors de la pierre apparente. Les moellons peut-être qui donnent l’impression que la maison transpire, comme lorsque le salpêtre écume sur les tomettes dans une cave trop humide. Enfin je ne sais pas ce qu’il scrute mais ses yeux sont tellement habités que je me fige et j’attends encore un peu avant d’avancer. Je suis tout étourdi par cette foutue odeur de plombs qui flotte dans l’air, mais je ne veux pas prendre le risque de le faire sortir de lui-même, parce qu’il semble comme enfermé dehors, avec ce drôle d’air qu’il a à mesure qu’il avance comme ça, le long de la route, et je me sens étrangement seul à ce moment-là, malgré sa présence qui cogne si fort dans le décor qu’il forme désormais avec la maison. Derrière lui on distingue l’arbre, le grand chêne qui jaillit par-dessus le toit. C’est violent de constater à quel point il culmine par rapport à nous, à quel point le monde a dû changer devant lui, et les êtres surtout, grandir, vieillir, partir, et lui qui est toujours là, avec son ampleur, qui demeure immuable. Enfin je pense à toi, à ça, et à tant d’autres choses encore, au fusil que mon père brandit en direction de la baraque, et ce canon-là qui avait bien failli me tuer un jour, lorsque mon grand-père rentrait de la chasse. Un éclat dans le carrelage rebouché à la hâte avec du ciment. Même que ça jure toujours un peu dans la cuisine. Tout prêt du frigo. Il reste là. Souvenir d’une fin d’après-midi mille-neuf-cent-quatre-vingt-douze. J’ai huit ans. Je suis seul avec mes grands-parents. Je ne sais pas où sont mes parents. Ils doivent être à S., en ville. Papi rentre de la chasse. Papa n’est plus avec lui, il a dû sortir pour acheter quelque chose. Peut-être des viennoiseries à la boulangerie du coin. Chez la mère Soldeau.

A propos de Camille Bréchaire

Camille Bréchaire vit et enseigne la littérature à Angoulême. Il lit et écrit dès qu’il le peut.

Laisser un commentaire