On les voit venir, on les voit s’installer. On les entend. Parfois on ne les voit pas mais ils sont là. Six étages et le rez-de-chaussée. Le sous-sol. Le voisinage comme deuxième famille. Sans certitude de stabilité, on les voit quitter, se faire remplacer. On perd contact avec certains, d’autres reviennent prendre un café et des nouvelles. L’immeuble comme maison aux pièces disparates. On a été les pionniers, l’immeuble se construisait encore, il a fallu habiter (contrainte de guerre et d’exil forcé). On veut garder ça, le prestige de l’ancienneté. On se débrouille pour accueillir les nouveaux occupants.
On se fait l’amie du sixième. L’unique, elle ne veut pas connaître les autres étages. Une veuve très coquette au goût classique. Elle drague un peu les hommes, sobrement irréprochable, elle tient à sa réputation. On fait semblant de ne pas la voir séduire notre mari. On est amies. On ne va pas chez elle, elle se débrouille, anticipe les visites, nous rejoint. On aurait envie de connaître ses meubles, voir sa cuisine et dans quelles tasses elle sert le café. Son lit, son miroir du matin. On voudrait ouvrir ses placards, vérifier la taille de ses vêtements. Regarder dans son frigidaire. Tous détails qui nous ferait comprendre sa vie solitaire dans ce grand cinq pièces. De l’entrée de l’immeuble, on aperçoit par moment sa tête impeccable (elle va chez le coiffeur les mardis et vendredi matin). On sait qu’elle regarde le quartier de son balcon haut comme de nous éloigner d’un doigt qui surveille. On a été présentée à son fils unique, il sourit peu. Elle le voit le dimanche, parfois la belle-fille vient aussi. Elle nous raconte leur difficulté à avoir des enfants. On n’ose pas donner d’avis, on ne sait jamais avec elle.
On ne la défend pas quand la voisine du premier étage la traite de prétentieuse. Mais on n’en rajoute pas, on ne veut pas être la mauvaise langue. On ne reconnaît pas se sentir privilégiée (sa seule amie). On est d’accord avec la voisine, elle est hautaine mais on l’envie, on voudrait comme elle ignorer les gens de l’immeuble. Avoir ce choix. Nous éviter les visites quotidiennes du premier. La facilité du premier à nous solliciter pour ses besoins de tous les jours. Ce trop familier qui envahit. Tout de cet étage-là nous est accessible, les odeurs des plats. Le salon chargé de meubles et de bibelots. Les cris des enfants, leur plaisir à partager les disputes. Les tapis au sol chargés de motifs, couleurs foncées. L’absence de lumière par excès d’objets. Les rideaux, l’étouffement probable. Tout d’eux, excès et désordre. Chaque parcelle de l’appartement autant que les mots de la mère, le débit de sa voix aiguë.
Tu n’aurais pas un citron ? Je cherche un marteau, je ne trouve pas le nôtre. Tu connaitrais une recette légère de maamouls ? J’ai besoin de ton avis sur un problème intime, je te fais confiance. Tu regardes toi ce feuilleton ? J’ai raté l’épisode d’hier tu peux me le résumer ? Ma fille ne comprend rien aux maths, tu penses que ton fils peut l’aider dans ses devoirs ? Tu sais où je peux acheter la viande à un prix raisonnable. Ça ne te dérange pas que je me confie à toi ? C’est intime mais je te le dis comme à une grande sœur.
Voisins comme famille. Et les énigmes parfois. On ne sait rien du cinquième. Ils refusent de nous rejoindre quand ça bombarde. L’abri est au sous-sol de l’immeuble, tous les étages sauf eux. On ne les connaîtra pas, même s’ils font partie des anciens comme on dit. On a vu passer les meubles le jour du déménagement. On se souvient n’avoir rien distingué, tout ayant été soigneusement emballé. On aperçoit les sacs de courses tous les samedis. Ils ont ça, la régularité de l’ennui. On regarde leurs tenues (le sport chic des jeunes bourgeois), on ne voit pas leurs yeux derrière les lunettes de soleil par tous temps. Ils sont deux, on ne les entend pas se parler. Un couple sans enfants.
On en a quatre, trois garçons et une fille. On les a installés au troisième. À peine éloignés d’eux, un étage c’est facile même sans électricité. Ils ont des chambres séparées et un salon pour recevoir leurs amis. Une cuisine avec un frigidaire (il nous sert aussi à stocker les réserves) et une table d’appoint. L’évier et quelques vaisselles de dépannage. Leur appartement est comme dortoir, le reste se passe dans le nôtre. On les appelle pour les repas, on a installé un téléphone intérieur (on en abuse par fierté, dans le pays les lignes externes fonctionnent difficilement). On récupère leur linge, on fait leur ménage : ils font des études. On essaie de leur simplifier la vie, grandir en guerre, c’est déjà bien malheureux.
Peut-on parler de chance ? Le quatrième par exemple, un étage maudit. Les locataires changent sans nous laisser le temps de les approcher. Les mouvements se résument à des valses de familles et de mobiliers. L’instabilité des locations ? On n’a jamais vu le propriétaire. Seul le concierge le connaît.
Le concierge, sa femme et leurs trois enfants en bas âge. Ils occupent le petit logement de fonction, au rez-de-chaussée. À droite de l’entrée de l’immeuble. L’ascenseur (souvent arrêté, coupures nationales d’électricité) est à droite ; l’escalier au milieu. Ils ont la charge de l’entretien des parties communes. De la sécurité (fermer le portail de nuit, l’ouvrir à six heures du matin). Les messages parfois. Le couple se partage les tâches. Et la permanence. Leur porte entrouverte en journée sur la télévision allumée, sur un canapé, quelques chaises et des jouets. Les gosses traînent au seuil comme prisonniers devant des fenêtres qui respirent le ciel. On leur donne un bonbon, une caresse. Les plus grands hâtent leur bonjour de politesse volontaire. Impossible de traverser l’entrée de l’immeuble sans certains de leurs yeux.
Et plus bas, les parties cachées. Plus bas, l’appartement improvisé abri. Jamais loué, souvent envahi par nos bousculades, même quand on résiste à la panique. Ce lieu de preuve : le voisinage est famille (sauf le cinquième). Les efforts collectifs en accentuent l’étrangeté : meubles disparates, doublons parfois. Ou manque qu’on se promet de combler. Disproportion, disharmonie, présence humaine. Notre abri, essentiel.
Mais plus bas encore, les salles techniques. Tableaux électriques, réservoirs de fuel et autres machineries. Les cafards. Les toiles et les araignées. On se demande si des chauves-souris s’y cachent. Les fourmis sûrement. On ne rentre pas sans torche. Mais on ne regarde pas les détails, juste de quoi poser son corps. On n’y va pas sans prévenir (si je ne suis pas de retour dans un quart d’heure…). On ne referme pas la porte, on bloque le portant contre le coup de vent. On rentre doucement comme pour surprendre les mauvais esprits. On porte des chaussures fermées (on les retirera au seuil de chez nous, ne rien ramener d’en bas). On se force à se rendre dans ce plus bas encore, vérifier que tout fonctionne, quand à l’étage ça dysfonctionne. Et parfois c’est simple, il suffit de remettre en place le disjoncteur. On se force à descendre vérifier. On se force parce que personne d’autre ne veut s’y risquer. On se demande à quoi servent les hommes dans ces moments-là. On ne dit rien pour ne pas en rajouter. Le silence parfois et retenir plus bas en soi, encore plus bas ces mots qui feraient mal. On n’est pas comme ça.
Quel beau texte !
merci beaucoup Émilie !
« Voisins comme famille. Et les énigmes parfois. On ne sait rien du cinquième. Ils refusent de nous rejoindre quand ça bombarde. L’abri est au sous-sol de l’immeuble […] Les gosses traînent au seuil comme prisonniers devant des fenêtres qui respirent le ciel. On leur donne un bonbon, une caresse. Les plus grands hâtent leur bonjour de politesse volontaire. Impossible de traverser l’entrée de l’immeuble sans certains de leurs yeux […]Et parfois c’est simple, il suffit de remettre en place le disjoncteur. On se force à descendre vérifier. On se force parce que personne d’autre ne veut s’y risquer. On se demande à quoi servent les hommes dans ces moments-là. On ne dit rien pour ne pas en rajouter… Ton texte est sobre et poignant à la fois, et je devine à quel point une vie d’immeuble en temps de guerre devient quelque chose de très difficile à décrire dans les détails, une pudeur arrive très vite dans tes phrases. Ton souci « de ne pas en rajouter » et cette acuité d’observation des comportements chez les grands comme les petits est remarquable. Votre veuve m’est sympathique, malgré ses Mètres carrés surnuméraires, elle donne le change, comme si rien n’avait changé dans ses habitudes. Ta voisine envahissante est sympathique aussi même si elle pousse le truc un peu trop fort. Tu sembles incarner une sorte d’amer rassurant dans l’immeuble flottant perpétuellement en prurit de départs et d’arrivées. L’importance des meubles, qu’on montre ou pas bric à brac système D… Et les frasques de la mauvaise Fée électricité… Je vois déjà un scénario de roman graphique, un récit ne suffirait pas. Qu’en penses-tu ?
un immense merci Marie-Thérèse pour ce commentaire de fond qui stimule ! je l’avais écrit pour juste l’atelier mais pourquoi pas dérouler ces vies ? merci pour ton retour, ça m’encourage dans ce sens
… Merci beaucoup pour cette déambulation dans cet immeuble…jusqu’à la cave. des détails qui forcent l’imaginaire du lecteur, envie de relire et relire…
oh merci de déambuler ensemble, très touchée
Merci pour cette sincérité et cette pudeur sans aucune lamentation.
Ton texte évoque avec subtilité des traumatismes, des angoisses récurrentes partagées, avec moins de sang, de morts ou de barbarie dans trop de régions sur cette Terre.
Dérive de ce monde en folie et en violence.
Pas de détails, mais ça interpelle cette atmosphère où tu nous guide! C’est nécessaire pour rendre vigilants et solidaires ceux qui ailleurs loin des conflits armés
se croient à l’abri et n’entendent pas , ne veulent pas voir, ni savoir. Peut-on d’ailleurs tout comprendre, tout subir?
Ton texte , tes mots forment un bel appel à solidarité, à la tolérance et au souci des uns pour les autres
Merci beaucoup pour ta lecture Jean-Yves, et tes mots en retour. étonnant comme la guerre finit par envahir : je ne voulais écrire que sur l’immeuble et par bribes mais voici que (comme dans le réel), elle pointe. merci très fort
Très beau texte, Gracia, touchée par cette descente. Je vois aussi matière à roman ou scénario.
merci beaucoup Perle, je vais essayer de poursuivre (piste inattendue avant), merci
passée par chez toi du sixième jusqu’au rez-de-chaussée… et même par le maudit 4ème jusqu’à l’abri situé au sous-sol
j’ai gardé en mémoire à la fin cette petite phrase : « Ils refusent de nous rejoindre quand ça bombarde… », ce qui en dit long sur l’affaire…
merci pour l’égrenage des étages chère Françoise et pour ta lecture !