#anthologie #24 | Le dessert

Hier soir à table, j’ai préparé pour le dessert une mousse au chocolat dans laquelle j’ai ajouté un hypnotique très puissant, 16 Zoplicone de 7,5 mg que j’avais écrasés. Le Zoplicone est un somnifère sans goût, j’ai vérifié avant. Tout le monde en a pris. Pas moi, j’ai prétexté mon régime d’avant l’été. Il y avait à la maison Paul, mon mari, nos deux ados, Simon 15 ans, Jules 17 ans et notre couple d’amis Léon et Gabrielle.

J’avais besoin de reprendre le contrôle de ma vie et pour une fois de maîtriser celles des autres. Un délice, une victoire de voir mes fils avachis l’un sur l’autre sur le canapé et Paul toujours à table, le nez dans son assiette, les bras ballants vers le carrelage.  Par chance, Léon et Gabrielle se sont endormis juste après leur départ, dans leur voiture, avant de démarrer. Ça leur aura évité un accident. Ils se sont tous abandonnés dans les bras de Morphée grâce à moi.

Au chien je n’ai rien donné. Je l’aime bien et c’est réciproque, un être sans faille qui me sera fidèle jusqu’à la fin. Paul ronfle par intermittence, le nez dans son assiette, la bouche à demi-ouverte, un peu de bave sur un coin des lèvres. Je vais voir Léon et Gabrielle dans leur voiture, il s’est assoupi sur le ventre de Gabrielle, comme un petit enfant sur sa mère et elle entoure la tête dégarnie de son homme de ses bras, la tête renversée sur l’appui-tête. Elle garde sa dignité et son élégance même dans le sommeil me dis-je.

Dans la maison le chien s’agite en remuant la queue, il léchouille les mains et le visage des garçons, mordille un mollet de Paul. J’allonge les garçons sur le canapé pour qu’ils soient plus confortables dans leur sommeil, Simon dort paisiblement, sans faire de bruit, un sourire sur ses lèvres, Jules lui est un peu agité et se retourne. Il parle en dormant, je l’avais oublié, depuis combien de temps ne l’ai-je pas vu dormir ? Je ne comprends pas ce qu’il dit. Je redresse Paul sur sa chaise, sa tête repart aussitôt en avant sur la table. Je le laisse comme ça.

Bon, maintenant que j’ai endormi tout le monde, qu’est ce que je fais, qu’est ce que je veux au juste ? Je tourne lentement deux fois autour du salon et là, je sais, je vais immortaliser leur sommeil imposé, arrêter le temps. Avec mon Smartphone, je fais pour chacun deux portraits serrés à partir de deux angles différents. Voilà, et maintenant j’attends leur réveil et je savoure le calme de la maison, entrecoupé par la respiration vive de Paul et les quelques mots incompréhensibles de Jules. Ce soir au réveil, ils ne se souviendront de rien. Ils auront juste un peu faim et un peu soif. Je préparerai un grand plat de pâtes au saumon et je referai de la limonade. J’irai à la voiture dire à Léon et Gabrielle de rester encore un peu, que Paul a oublié de leur dire quelque chose de très important au sujet des prochaines vacances.  Je me servirai un grand verre de vin et chercherai au fond du tiroir de la cuisine ce paquet de cigarette que je n’ai pas touché depuis 8 ans. J’irai dehors, j’allumerai une cigarette avec le briquet de Léon que je prendrai dans sa veste, je jetterai la fumée vers le ciel, je regarderai la tablée animée de loin, Je me dirai que je suis fière de moi, je resterai longtemps dans le jardin, jusqu’à ce que Simon vienne me chercher en me disant qu’il reste encore de la mousse au chocolat.

A propos de Virginie Hanet

Devenue professeur documentaliste dans l'enseignement privé sur le tard, mais avant éducatrice, photographe, peintre, libraire, bibliothécaire...Reprise des études en 2020 avec le D.U. d'animation d'ateliers d'écriture à l'université d'Aix Marseille, puis en 2022 une courte formation avec Régine Detambel dont la démarche de bibliothérapie créative m'intéresse. Un manuscrit en passe d'être édité... heureuse de rejoindre le Tiers Livre pour de nouvelles explorations littéraires.

10 commentaires à propos de “#anthologie #24 | Le dessert”

  1. …très exaltante cette mise en scène d’un endormissement familial pour gagner une part de tranquillité, de liberté! j’ai beaucoup aimé!

  2. Avant d’arriver à la fin, j’étais tenue en haleine, presque dans une idée d’un texte qui flirt avec le danger, le passage à l’acte, quelque chose qui aurait pu basculer ( et ça n’aurait pas été pour me déplaire!) le calme revient avec la fin, ouf, on est pas passé loin

  3. Merci Line pour ton commentaire mais à la fin, ils auront tous repris de la mousse au chocolat et tout pourra basculer à nouveau…