C’est ainsi. A chaque fois que je passe dans leur rue, je ne peux pas m’empêcher de relever la tête vers leurs fenêtres, celle du salon à trois battants, et celle, basculante de la cuisine. Je regarde surtout celle du salon car c’est dans celle-ci que pointaient soudain leurs têtes quand j’arrivais (souvent) en retard. Les éléments de la cuisine maintiennent la fenêtre trop éloignée pour s’y pencher. Une grande rampe descend du rebord pour rejoindre le sol comme ces rampes que les fermiers utilisaient pour monter les balles de foin au grenier. des corps sont allongées sur cette rampe, beaucoup de corps dont celui de ma mère, morte ou vive ? je ne sais pas. Des pompiers s’activent en bas, de la fumée sort de la fenêtre du salon dont les deux battants mobiles sont ouverts. Il y a donc le feu. Mais pourquoi autant de corps? mes parents ne recevaient jamais personne. La rampe en réalité s’enfonce dans le sol jusque dans une grande salle mal éclairée qui ressemble plus à une gare qu’à un hôpital, bien que des infirmières s’y activent, tâtent des pouls et des fronts, remontent des couvertures et calent des oreillers sous ces corps immobiles. Je ne vois plus ma mère, j’emprunte un genre de goulot sombre qui remonte peu à peu à la surface et je finis par arriver dans un paysage boueux et bouleversé, un paysage vert de gris où la boue me monte aux genoux, tant pis pour ma petite robe rose, des chars m’éclaboussent en passant. Des tirs me font sursauter et je me cache derrière une jeep retournée. Maman est là elle aussi. On se relève ensemble, on court le plus vite possible chercher abri dans des maison éventrées, une table brisée, un bahut portes ouvertes et battantes, la vaisselle en morceaux évoquent une vie d’avant, sereine et douce, des soldats nous surprennent et nous courons de nouveau Maman ne court pas bien vite, je crains pour ma vie, mais je la hale comme je peux, je reçois une balle dans la nuque, c’est comme un petit courant chaud et furtif, je me dis je suis morte mais mes pensées se poursuivent, morte peut-être mais si c’est ça la mort, ce n’est pas bien grave, je me précipite dans une 404 vert bouteille, Maman prend le volant, tout devient léger, le paysage a bien changé, un vrai paysage de vacances, mais elle fait une embardée, nous quittons la route et nous dévalons un ravin qui n’en finit pas, les grands pins se précipitent sur nous, je me rappelle alors que Maman n’a jamais passé le permis, le ravin qui semble infini se radoucit enfin nous atteignons une vaste prairie d’où surgit un immeuble vitré d’un grand nombre d’étages. La voiture se gare doucement devant, ma mère se tourne vers moi avec un air satisfait : tu vois bien!
Un texte qui vous tient en haleine et puis cette fin qui contrebalance avec le drame qui se joue sous nos yeux. J’avais toutes les images qui défilaient, la boule dans la gorge et puis la chute qui soulage, qui redonne de l’espoir : on se dit alors que ce n’est qu’un mauvais rêve ! Du moins on le souhaite… Merci pour cette émotion et la beauté des phrases Catherine !