#anthologie #24 | choses vues en dormant

— Mais quand donc va-t-il dormir ? C’est insupportable de l’entendre brailler ainsi. Intolérable… d’ailleurs je ne le tolère plus.

— Non Claude, je t’en supplie, ne le jette pas par la fenêtre…

Le bébé qui braille au lieu de dormir prend des risques. Plus tard, on opta pour les boules Quies. L’enfant put brailler la nuit tout son saoul, tout le monde s’en fichait comme de l’an 40.

Les hommes, quand ils ne font pas mine, dorment comme des souches, des loirs, des masses, sur leurs deux oreilles, comme des bébés. Les femmes, quand elles ne font pas gouffre, dorment au fond des mers, leurs cheveux se balançant comme des algues au gré des houles. Les jeunes gens dorment 15 heures sur 24 dans nos contrées, les vieux seulement 2 ou 3. Le temps que l’on passe à dormir jeune vous pète à la gueule à la soixantaine.

En cachette, on est bien mieux pour observer les gens qui dorment. Certains ne savent même pas qu’ils dorment. D’autres encore pensent qu’ils dorment mais ils se trompent, ils sont seulement morts. La pâte molle de leur visage quand ceux-là roupillent, la joue écrasée contre une vitre, dans les transports en commun. Ils s’abandonnent au sommeil, n’en ont plus rien à foutre de rien, surtout pas paraître ce qu’ils ne sont pas.

Il se lève tôt vers les 3 ou 4 heures du matin, il va bosser, il en prend plein la tronche, bosse bosse bosse, il rentre vers 15h, il mange, il va se coucher, pionce pionce pionce. Et ça tous les jours de toute une vie. Sans râler jamais s’il vous plaît. Et en prime il meurt dans son sommeil, il n’a pas souffert. Manquerait plus que ça.

Parfois on dort en marchant, cela arrive, il faut être terriblement fatigué, et ne plus en avoir quoique ce soit à faire. On s’accroche à une lanière, un habit, n’importe qui devant fait l’affaire. On s’accroche, on marche, une deux, et on dort les yeux ouverts. J’ai vu passer des cohortes d’hommes la nuit dans les terres bretonnes, le seul qui ne dort pas c’est le premier, le meneur d’hommes. Un jour il s’endort pareil, par inadvertance, il tombe au sol, que croyez-vous que les autres font à cet instant ? Ils l’enjambent tout simplement et arrivent au bord de la falaise. Quand ils sont là, ils font comme font tous les moutons : ils sautent, pas un seul bêlement, plouf et voilà tout.

Un jour j’ai vu un homme qui dormait en dessous de moi. On avait l’air d’être empilés dans des sortes d’étagères, j’étais au-dessus et lui en dessous. Enfin, j’ai mis un moment à comprendre que c’était moi qui me regardais alors que j’étais hors de moi. Ça fait bizarre, c’est vrai. On ne se reconnaît pas, mais alors là, pas du tout. C’est une expérience. On ne se voit jamais plus pareil après. On ne braille plus. On se la boucle. On écrase sa joue comme tout le monde contre la vitre, on tend le ticket de transport au monsieur, à la dame d’une façon mécanique. On s’écrase, immobile comme masse ou souche. Rien de plus idiot que de songer qu’une souche ou une masse dorment. Vous y croyez, vous êtes bien naïf, ou encore ce n’est pas votre faute, vous n’avez fait que suivre la pente sans réfléchir, en dormant.

On dit que certains dorment 40% de leur vie. Mais plus on vit, moins on dort. En tient-on compte dans le calcul du pourcentage ? Surtout s’il reste un an ou deux à vivre, si le plus gros est fait. Le sommeil vu de l’extérieur ressemble à la mort et vice versa. En dormant on meurt un peu tous les jours, en dormant on s’habitue à mourir. À sentir le relâchement électrique des muscles, vaisseaux, nerfs, bien respirer à fond les premières secondes peut aider. Le sommeil peut aussi ressembler chez d’autres à une sorte de noyade. On sent bien que l’on s’enfonce dans le sommeil comme dans des sables mouvants. On essaie de se débattre, certains gigotent des pieds et des mains, d’autres tournent et retournent leur carcasse de manière latérale en soupirant bruyamment. D’autres encore se laissent couler, tiens on s’enfonce, et bien advienne que pourra.

On n’est pas tous égaux face au sommeil, on n’est pas tous égaux nulle part, que ce soit dans la veille non plus. On flotte sur des fréquences, des niveaux de conscience divers. Déjà, pour ne parler que d’êtres humains, certains n’ont que l’apparence de l’humain, ils ne dorment que d’un seul œil, ne loupent pas une occasion pour pratiquer le croc-en-jambe, le meurtre, la trahison, leurs rêves sont toujours des rêves d’intérêts à préserver, de profits à faire grossir, d’actions à empiler, de gratte-ciel à ériger. Jamais été ma tasse de thé. Mais croquer dans la madeleine, oui oh ça… oui oui oui… en rêve évidemment, il y a des lois vous savez, je les respecte quand je n’ai pas le choix.

A propos de Patrick B.

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