#anthologie #21 | Et plus personne pour me le dire

Maurice

Il a perdu sa fille quand elle avait vingt ans (1) en 1948 (2) après la guerre il habitait encore dans le Nord. Personne ne parlait de cette jeune femme sur la photo encadrée dans le salon on m’a peut-être dit qu’elle s’appelait Liliane je trouvais que ça lui allait bien qu’elle était belle comme une actrice avec sa robe blanche et son pendentif à croix dorée (3). En 1935 il est engagé avec son trombone dans l’orchestre qui accompagne les films au cinéma Apollo (4), pas seulement un cinéma, Joséphine Baker viendra chanter là en 1938, derrière la façade d’origine restaurée il y a un hôtel trois étoiles. Il est né le 10 août 1898 (5) à Vendin le Vieil, exactement soixante années nous séparent (6). Il sait qu’il n’échappera pas à la mine (7). Il meurt en 1977, toujours en août, la silicose (8). Il était toujours essoufflé, il parlait doucement et me donnait des morceaux de sucre candi accrochés par une ficelle blanche (9). Il déménage dans les années soixante, il part en retraite, échange son coron pour un pavillon phénix en banlieue parisienne, je pouvais faire du vélo dans l’allée pavée sous la corde à linge (10). En 1924 il devient réparateur dans l’atelier de l’oncle Émile, fabricant d’instruments à vent et de percussions (11). J’ai conservé un contrat de la lutherie avec la ville d’Avion pour cinq mille neuf cent quatre vingt quinze francs et trente centimes qui concerne sept clarinettes un sac de cor deux hanches de hautbois et une peau de tambour. Il effectue son service militaire du 19 avril 1918 au 23 mars 1921. J’ai retrouvé sa « fiche-situation » des Mines de Lens aux Archives Nationale du Travail, renseignée à la plume. Il y entre en août 1911 en tant qu’aide mineur à la fosse numéro huit, il a déjà treize ans. Il n’est rien indiqué dans la case « punitions pour fautes graves », il devient chef de coupe le 1er avril 1923 et il est en arrêt de travail du 13 juillet au 27 août 1923 pour cause d’écrasement de l’extrémité de l’annulaire gauche (12).

1 Je suis sûre de ça, ils avaient une fille lui et la tante Jane, mon souvenir dit qu’elle est morte à vingt ans, je ne sais pas vraiment. J’ai cherché sur internet, balayé les actes de décès pour les années plausibles avec son nom, découvert comme ce nom est fréquent dans le Nord, j’ai passé un long moment à fouiller là dans les pages, à m’égarer sans trouver la réponse et plus personne pour me le dire.

2 J’ai choisi sa date de naissance. Je me suis sentie un peu coupable de faire ça, d’inventer et surtout de n’avoir jamais demandé quand c’était encore possible.

3 Personne ne parlait : bien-sûr qu’on en parlait, je crois que je n’avais pas envie d’écouter, tellement difficile pour moi de savoir qu’on peut mourir à vingt ans. Liliane ou Lisiane même pas fichue de me souvenir du prénom et plus personne pour me le dire.

4 C’est son frère, mon grand-père, qui jouait au cinéma Apollo, pas du trombone mais de la batterie, avec sa femme, ma grand-mère au violon, dans la fosse d’orchestre. Maurice je ne sais pas s’il était musicien.

5 Né en 1898, vingt ans en 1918 et quarante ans en 1938.

6 Nous sépare plus que des années.

7 Je ne sais pas ce qu’il sait, je crois qu’ils étaient tous mineurs, tous les frères, je ne sais plus combien de frères et plus personne pour me le dire.

8 J’ai dix sept ans et je ne suis pas certaine d’être allée à son enterrement ni que ce soit la silicose. Si ce n’est lui c’est donc son frère, ils étaient tous mineurs dans cette famille.

9 C’est mon grand-père qui me donnait le sucre candi, il me faisait aussi des briquets au beurre salé et il mettait un sucre dans une orange au chapeau découpé…je me cogne à ces souvenirs là, reviennent souvent dans l’écriture, comme si je devais saisir la moindre occasion de me les rappeler. Maurice que je n’ai pas vraiment connu en est une, l’oncle Maurice.

10 Le vélo, la corde à linge, les pavés. La maison de Maurice était voisine de celle de son frère, on pouvait passer d’un jardin à l’autre. Je crois que Maurice est arrivé en premier en région parisienne et que mon grand-père l’a rejoint. Je ne sais pas pourquoi ils sont venus là et plus personne pour me le dire.

11 L’oncle Émile était luthier boulevard des Écoles à Lens, Maurice n’a pas été réparateur, c’est encore son frère dont je parle, mon grand-père.

12 J’aime beaucoup cette fiche de situation assez difficile à déchiffrer. Trouvée sur internet dans les archives du travail, un drôle de sentiment qu’internet en sache plus que moi sur la carrière de l’oncle Maurice. Tout est vrai, Maurice a commencé la mine à treize ans avec une pause pour ses deux années de service militaire. Et ensuite, je ne sais même pas quel métier il a exercé, s’il est resté mineur et plus personne pour me le dire.

A propos de Isabelle Charreau

j’arpente plus facilement les chemins de terre que les pavés de la ville, je fréquente l’atelier pour le plaisir comme des gammes, sans projet de partition

Un commentaire à propos de “#anthologie #21 | Et plus personne pour me le dire”