#anthologie #16 | Une recherche impromptue

Jacques a 72 ans. Bedonnant, il a le cheveu clairsemé, et arbore souvent un air jovial. Il n’est pas très bavard. Aujourd’hui, il semble soucieux. Le père et le fils se sont donné rendez-vous dans une brasserie proche du travail d’Elias pour déjeuner.

Jacques a tant de choses à dire, mais il se trouve toujours empêché de le faire. Les mots restent coincés dans sa tête, pas même dans sa gorge. À peine ose-t-il un hochement de tête, pris pour un assentiment dans la plupart des cas. Ce midi, il faudra bien qu’il trouve l’énergie pour pousser les mots à l’extérieur, qu’il dise ce qu’il veut faire. Il n’a plus le temps de laisser sa timidité l’emporter. Il pense à la belle-mère de son fils, Joséphine. Il éprouve une admiration non avouée pour cette femme dont le petit corps si frêle abrite une âme si forte. Elle aussi garde beaucoup de choses à l’intérieur, il l’a senti dès le premier coup d’œil. Il n’y a pas dans son regard d’hésitation ou de vacillement. Cette femme est immuable, pense-t-il chaque fois qu’il la voit. Elias est face à son père, il l’observe. Il est presque inquiet devant ce silence qu’il connaît bien.

Le serveur apporte une bavette à l’échalote pour Elias et une entrecôte pour Jacques.

— C’est gentil de venir manger avec moi ce midi.

— Oui, dit Jacques en coupant un morceau de viande. Ses doigts tremblent légèrement. Il ne parvient pas à porter le morceau de viande jusqu’à sa bouche.

— Que t’arrive-t-il ? Un problème ? demande Elias inquiet.

— Aucun mon fils. J’ai décidé de faire quelque chose et j’aimerais en parler avec toi.

Jacques plonge le nez dans son assiette. Elias patiente, il connaît les errances intérieures de son père, mais il sent qu’il lui cache quelque chose. Il attend que les mots fassent leur chemin. Il encourage du regard.

— J’ai décidé d’aller consulter les fichiers du CNAOP, dit Jacques en coupant un morceau d’entrecôte. La phrase est sortie en un souffle, presque toute seule. Jacques se précipite sur le morceau de viande davantage pour se donner une contenance que par appétit. Les yeux ronds, Elias repose ses couverts. Son père n’a jamais caché qu’il a été adopté, ses grands-parents ont toujours été transparents sur ce point. C’est la première fois que Jacques manifeste l’envie de retrouver sa mère biologique. Elias se demande ce que cela changerait dans sa vie, à son âge. L’émotion que cela provoquerait ne serait-elle pas trop forte pour ce grand cœur un peu fatigué ?

— Comment ? Que tu veux faire ? demande Elias en piquant une frite dans l’assiette de son père.

— J’ai fait une demande auprès du Conseil National pour l’Accès aux Origines Personnelles. Ils m’ont répondu, j’ai rendez-vous avec une psychologue de chez eux dont je n’ai pas retenu le nom. Je veux savoir si ma mère biologique m’a laissé un message. Silence. Elias, est-ce que tu veux bien m’accompagner ? Je ne veux pas y aller seul.

— Tu as fait ça sans m’en parler. Enfin, tu n’as pas à attendre mon autorisation évidemment. Je suis surpris. Oui, bien sûr, je suis avec toi Papa. Tu dois savoir que l’accès d’une personne à ses origines est sans effet sur l’état civil et la filiation. Ça ne changera rien, Mémé restera ta vraie mère. Elias saisit ses couverts et écrase les échalotes sur sa viande comme s’il voulait les faire entrer dans les fibres.

— Évidemment mon garçon. Silence. Je veux juste connaître son nom. Silence. Vu mon âge, elle doit être morte aujourd’hui, dit Jacques comme pour apaiser son annonce.

— On verra bien. Pourquoi fais-tu cela maintenant ? interroge Elias, tremblant de l’intérieur. Il a peur pour son père, peur qu’il souffre, peur qu’il soit déçu. Pourquoi aujourd’hui, à son âge ? Qu’est-ce que ça change qu’il sache aujourd’hui où sont ses parents ?

Jacques se tortille sur la chaise. Il entend les questions que Elias n’a pas posées. Il se racle la gorge, boit une gorgée d’eau. Il pourrait dire parce qu’il veut savoir comment il se serait appelé si elle l’avait gardé, qu’il aimerait mettre un nom sur le X qui l’a hanté toute sa vie. Il ne peut pas dire à son fils qu’il veut savoir avant de mourir. Ça aussi, ça va être difficile à dire. Elias patiente, observe son père. Jacques ajoute comme on dirait quelque chose d’anodin, d’ordinaire « comme il va pleuvoir aujourd’hui ».

— Juste pour savoir mon fils, juste pour savoir.

— Tout va bien Papa ? Tu as l’air préoccupé.

— La viande est de qualité ici. Jacques en mange un autre morceau, puis reprend doucement, d’un ton si bas que Elias doit tendre l’oreille au milieu du brouhaha de la brasserie.

— Ce n’est pas rien. J’ai vécu toute ma vie sans savoir, connaître son nom, c’est déjà une manière de la rencontrer. Je suis heureux que tu m’accompagnes mon fils.

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