#anthologie #22 | au-delà du Tibre

Pendant l’hiver 1991, je prenais souvent la rue de la Lungara pour aller chez K. Il habitait alors sur les flancs du mont Janicule à Rome. Je me souviens surtout de la traversée du pont Garibaldi qui enjambait de Tibre et me portait de l’autre côté, au-delà du Tibre, au Trastevere. Comme j’apprenais l’italien , saisir l’étymologie de ce toponyme me réjouissait et je répétais en boucle Tras-Tevere Tras-Tevere en faisant rouler les R. J’avais acheté un walkman et j’écoutais des cassettes de Pino Daniele et Lucio Dalla si bien que ma traversée du Trastevere était accompagnée d’une bande son douce-amère. Dans la rue de la Lungara, il n’y avait pas beaucoup de commerce alors car la rue longeait une prison aux murs jaunes noircis d’humidité. Non loin se trouvait la coquette villa Farnesisa toujours fermée. Je me souviens seulement d’un minuscule commerce, dont la devanture faisait peut être 1,2 m de large, de quoi caler exactement les lettres de sa désignation commerciale : Pain et Sel,  Pane e Sale. L’échoppe était tenue par une vieille dame en robe noire aux cheveux ramenés sur la tête en deux tresses grises et minces et qui portait d’épaisses lunettes. Elle trônait au fond de son magasin au milieu d’un fatras de marchandises empilés sans ordre apparent. J’ignore si elle vendait vraiment du pain et du sel mais chaque fois qu’on lui demandait quelque chose, elle tendait le bras sans un mot et sortait du bric-à-brac, un paquet de cigarettes, des allumettes, un tête d’ail ou des biscuits à la fleur d’oranger.   

Au cours l’hiver 2023, j’ai passé une journée à Rome. Des pluies diluviennes noyaient la ville dans une buée grise et humide. Je suis retournée au-delà du Tibre en passant par le pont Sisto enfin réparé après 133 années de travaux  (la structure métallique de trottoirs et de parapets qui consolidait le pont a été démontée en 2000 !). Le Trastevere est devenu un lieu touristique d’un style « bohème » frelaté et des restaurants « typiques » envahissent le via de la Lungara. Les terrasses occupent la moitié de la chaussée séparée par des bâches plastique transparentes et des auvents bariolés dégouttant de pluie. Je n’ai pas retrouvé la rue où vivait K. Je n’ai rien reconnu. Je me suis barrée, déçue, rincée et j’avais mal aux pieds.

A propos de Geneviève Flaven

Je suis née à Paris en 1969. En 2001 à Nice, j’ai fondé une agence de conseil en design puis suis partie à Shanghai pour développer mes activités. Le départ en Chine m’a mené vers l’écriture et la publication. Depuis mon retour en France en 2019, je me consacre à la création et à l’animation de projets collaboratifs de théâtre documentaire en France et dans le monde. Théâtre : The 99 project (http://www.the99project.net/ ) Blog de mes années chinoises : Shanghai confidential (https://shanghaiconfidential.wordpress.com/)

Un commentaire à propos de “#anthologie #22 | au-delà du Tibre”

  1. Belle balade dans ces lieux qui me sont si familiers, et le surgissement des mots italiens non traduits (Trastevere que l’on traduit rarement en Transtévère) et le passage du temps sur cette ville que je ressens aussis si fortement. La forme d’une ville, hélas..