#anthologie #23 | L’immeuble-paquebot

La porte est bleue et lourde. Il faut s’y prendre à deux mains pour l’ouvrir, basculer le corps vers l’arrière, peser de tout son poids en s’accrochant à la poignée-tube-métallique. La grille de protection se déplie, se replie, s’enclenche, l’ascenseur démarre. Ne pas toucher le mur qui défile, trop dangereux. L’ascenseur navigue sur douze étages, il ronronne, rassure les habitants, donne vie au corps vibrant de l’immeuble-paquebot et raconte que nous ne sommes jamais seuls ici.  Au rez-de-chaussée le hall d’entrée est traversé par des rangées de boîtes à lettres bien alignées, le monde d’ailleurs se plie en quatre, se glisse dans les fentes où les noms sont écrits et numérotés de 1 à 24, tout est sous contrôle. À gauche une porte s’ouvre sur une salle au plafond quadrillé de fil à linges où flottent de grands draps blancs. A droite un escalier mène aux caves, c’est le repère des blattes, rien ne les arrête, elles envahissent l’immeuble à intervalle régulier, progressant en épidémie le long des tuyaux. Plus bas l’arrivée du vide-ordures où tout se mélange, les déchets des uns et des autres pourrissent ensemble dans un grand container métallique, aucune différence entre ceux du deuxième et ceux du douzième, tout sent mauvais. Plus bas encore une porte s’ouvre sur l’obscurité, un voyage commence. Ça sent la terre, la poussière, l’abandon, l’oubli. Ça parle d’un passé mis en boîte et qui se délite. Un sentier longe l’alignement des portes en bois fermées par de gros cadenas. Les racines des arbres-forêts qui poussaient là bien avant que l’immeuble existe affleurent à la surface. Dans quelques flaques flottent de vieux livres. Plus on descend, plus l’eau monte. Et voilà la Seine qui arrive avec ses écrevisses, ses écluses, ses mariniers, ses adolescents affamés d’amour qui s’embrassent comme on se mord et ses noyés. Elle enfle, de plus en plus sombre, charriant les déchets des usines en contrebas. Plus loin encore un pré immense prolongé d’un bois avec des jeux d’enfants à jouer à dix, vingt, trente : la vigie, la chasse à l’homme. Dans une clairière trois petites filles coiffent trois poupées : on dirait qu’on serait… Elles grandissent à vue d’œil, tournent le dos à la Seine, au pré, au bois, traversent la rue qui devient départementale, nationale, autoroute. Des bâtiments poussent serrés au ras du bitume ou derrière des talus paysagers. Plus loin encore la mer. Dans l’angoisse du soir, je relis « Lointain Intérieur » de Michaux tandis que l’immeuble-paquebot flotte au-dessus du chantier du monde, entouré de grues qui se vantent de voir au loin les vagues.

A propos de Françoise Guillaumond

Ecrivain, directrice artistique de la compagnie La baleine-cargo sur Wikipedia, ou directement sur la baleine cargo.

6 commentaires à propos de “#anthologie #23 | L’immeuble-paquebot”

    • Merci beaucoup Clarence. C’est Lisa Diez qui écrivait combien cette proposition est une proposition qui s’écrit toute seule comme un fleuve, ça m’a fait cet effet. Le sentiment que ça coule mais qu’il faut s’arrêter par manque de temps et à cause de la charge de travail à côté. C’est bien la première fois que je ressens ça dans ce cycle où pour chaque proposition je me dis Ah non, ça va pas être possible. Mais bon je m’accroche 😉

  1. Merci pour ce voyage dans l’espace et le temps, avec ses portes, escalier, sentier, de l’intérieur vers l’extérieur, puis ce qui pourrait aussi faire titre, ce « Lointain intérieur », (que je vais lire, car il y a peut-être une mise en abîme à saisir?). Et magnifique dernière phrase! Merci Françoise

    • Lointain intérieur d’Henri Michaux c’est une merveille, ces mots Lointain intérieur c’est tout lui. Personnellement j’évite de lire Michaux le soir parce qu’après, cela ouvre tant de possibles que je ne dors plus 😉

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