#anthologie # 23 | les dessous de Marinette

Elle était drôle, si drôle, la tante Marinette. Elle avait élevé dix enfants. Une sacrée petite bonne femme. Malgré son air rieur les petits la craignaient un peu. Car à la moindre bêtise, elle s’avançait vers vous tout sourire, montrant ses petites dents, menaçant de vous glisser sous son grand jupon noir. De jupon noir, point de visible. Elle jurait pourtant en avoir enfilé un qui recélait tout un monde. Un de ses enfants y avait fait un tour. On entrait d’abord dans un trou noir, de la couleur du jupon dont on apercevait les dentelles une fois pris dedans. Il fallait gigoter pour se débarrasser des voiles, des rubans car c’était le premier piège sur la route du dessous. Les yeux s’habituaient au noir qui devenait gris souris puis gris clair. 

Des escaliers vertigineux vous emmenaient quelque part, on ne savait pas où, il fallait accrocher sa main à une rampe et descendre les marches inégales le long d’une paroi humide où couraient des bestioles. On retenait son souffle à chaque fois que l’une d’entre elles vous effleurait. Petit à petit, l’espace s’éclaircissait, comme si une fenêtre s’ouvrait sur un ciel d’en-dessous et qu’on n’en aurait pas encore aperçu l’encadrement. Il fallait aller plus bas. Jusqu’à ce qu’une cave d’une blancheur irradiante vous aveugle. Alors on perdait tout simplement la vue. Les choses se compliquaient. On avançait à tâtons, mû par des antennes, on touchait l’air, sa tiédeur, sa texture. L’air comme une enveloppe moelleuse dans laquelle on se mouvait, avançant lentement, à la brasse mais toujours debout, dans cette masse ouatée. 

Tout soudain vous vous retrouviez à nager dans une eau verte et bleue, si claire que rien ne semblait pouvoir y survenir de malencontreux ou de désagréable. Mais toujours pas de ciel dans cet univers, de l’eau, rien que de l’eau verte et bleue, avec une bulle qui encadrait votre tête. Une bulle comme une loupe et vous voyiez des hommes guerroyant, les temps anciens venus à vous et les temps d’aujourd’hui, des morts sur des champs de bataille, des têtes tranchées, des tranchées que l’on explose, des chars et des chenilles, des bombes sur des hôpitaux, des missiles, des drones, la fuite des foules dans un silence effrayant. Vous mettiez le son malgré vous. Les cris, les hurlements, étaient les vôtres. Des animaux griffus, poilus, hirsutes, des colonnes de soldats casqués, des molosses masqués fonçaient droit sur vous. Vous tentiez de vous en écarter dans un mouvement de tête violent, douloureux, ils se détournaient de votre route. Des dizaines de fois vous vous laissiez prendre à leur manœuvre. Le cou tordu, le souffle coupé.

Et vous débarquiez dans un univers saturé de bruits, d’une musique inquiétante, rampante, qui vous rentrait sous les pores de la peau, faisant jaillir les poils, et vous vous découvriez recouvert d’une pelisse épineuse, un amas de poils collés comme ceux des hérissons, vous vous découvriez hérisson. Vous pensiez alors car la pensée ne quittait pas votre cerveau, vous n’en étiez pas déconnecté, vous n’étiez pas qu’un corps plein de ressentis, vous pensiez que cette nouvelle peau serait une protection contre le mal quelqu’il soit. Et l’air autour de vous se chargeait de douceur, de beauté, de sérénité, un ciel rose pâle, un aria de Verdi, le préféré de votre mère que vous reconnaissiez, le sommet d’une montagne émergeant d’une eau pourpre, des poissons volants, des signes dans le ciel, mais vous, hérisson, ne pouviez profiter de rien.

Il fallait pour sortir de là croire à autre chose, on vous intimait de «croire à autre chose». Vous vous creusiez la tête, petit hérisson plein de poils collés, vous tourniez sur vous-même, vous vous énerviez un peu. Vous auriez voulu sortir de votre corps, voler au-dessus de cette boule épineuse, voir le monde d’en haut, vous voir gigoter au sol et rire aux éclats de vous être libéré si bien de ce corps contraignant. Vous aperceviez un trou sous un arbre, un terrier, dans lequel vous vous glissiez pour échapper à l’horreur de ne pouvoir profiter du meilleur, vous pleuriez sur vous-même, sur le monde, sur toutes les vies humaines, et même sur les hérissons. Vous étiez enserré alors dans de la guipure noire qui grattait votre peau, vous aperceviez des rubans et des dentelles ajourées, vous vous mettiez à genoux pour soulever l’immense voile qui vous recouvrait et vous vous retrouviez à vos jeux d’enfant, à votre vie d’avant, dans l’oubli. 

A propos de Marlen Sauvage

Journaliste longtemps. Puis dans l'édition. Puis animatrice d'ateliers après une formation Elisabeth Bing et DUAAE à Montpellier. J'anime encore quelques stages d'écriture, ai contribué aléatoirement au site des Cosaques des frontières, publié quelques livres – fictions et biofictions – participé à plusieurs ouvrages collectifs. Mon blog les ateliers du déluge.

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