#anthologie #22 | zone grise

1969

Probablement l’été, il y avait cette luminosité si particulière, une luminosité que l’on ne rencontre qu’à Paris, des clartés qui percent les feuillages se répercutent sur les façades, rendent beaux les grisailles des toits, rouges les enseignes, pur le ciel. On m’avait laissé dans une voiture, près de la place de la Bastille et, de mon point de vue, je crois que je voyais le génie tout en haut de sa colonne, et la trouée de la rue Saint-Antoine. Mais bien sûr, je ne savais rien du génie ni même du nom des rues à cette époque. Mais j’aimais la lumière sur la ville. Quand les ouvriers de la voirie ouvraient les vannes qui alimentaient en eau les caniveaux, la lumière qui jouait sur l’eau me fascinait. Et également ces grosses bobines, ces énormes bobines de câble que l’on pouvait rencontrer ça et là. Mais non, ce ne devait pas être en 1969 réflexion faite, probablement que cette scène se passe 4 ou 5 ans plus tôt, je ne me souviens pas de toutes ces observations qui proviennent après coup comme pour enjoliver une vieille roue. Peut-être que je me trompe encore dans les années. Objectivement, je ne sais même pas si je savais déjà marcher. J’avais les yeux grands ouverts ça c’est sûr et tout ce que je voyais me traversait, la seule chose que j’ai réussi à vraiment capter c’est les quelques éclats dorés tout en haut d’une colonne au milieu d’une grande place, quelques lueurs traversant les feuillages des arbres, les automobiles tournant en rond, la grande trouée de la rue Saint-Antoine, n’était alors qu’une trouée, une rue, une issue pour quitter la rotation perpétuelle. L’un de mes oncles habitait au septième étage d’un immeuble et nous devions être venus en visite, ou bien juste pour prendre quelque chose, on n’avait pas cru bon de m’emmener. Sept étages sans ascenseur avec un enfant dans les bras, non merci. Il y avait un grand café à l’angle de la place et de la rue Saint-Antoine, des tables, une terrasse, autant de mots que je peux utiliser aujourd’hui avec le recul. Mais je devais m’arrêter là, je sens que j’enjolive beaucoup trop. Une automobile était garée et j’étais dedans, j’avais à peine 3 ans si ça se trouve. De là où j’étais je voyais une rue qui partait à l’oblique, légèrement en pente vers le centre de la ville, je ne savais pas le nom de cette rue, je ne savais pas le nom de cette place, je ne savais pas qu’on appelait les statues des génies non plus.

1980

Mon oncle nous a laissé en location deux chambres de bonnes qu’il avait dû acheter une quinzaine d’années plus tôt. Cet appartement se situait au septième étage de l’immeuble de la banque de France, celui qui fait l’angle entre la place de la Bastille et la rue Saint-Antoine, à ne pas confondre avec la rue du Faubourg Saint-Antoine qui se trouve à l’exact opposé. De cette période de ma vie, j’empruntais souvent cette rue qui ensuite se nomme rue de Rivoli. J’appréciais peu le premier tronçon, soit que je sorte de chez moi soit que j’y retourne par le même chemin, c’était alors le dernier tronçon. Je l’appréciais peu ni la statue de Beaumarchais sur la minuscule placette sise à l’angle de la rue des Tournelles. Juchée sur son socle, contemplant les passants, dont je fais partie. Dans mon ignorance encore du personnage, un noble, un privilégié, et moi un tâcheron, un serf, un vilain.

J’emprunte ce morceau de rue et c’est une zone grise parmi d’autres. C’est le passage obligé pour se rendre au marché vers Saint-Paul, ou encore au Monoprix, à la librairie, à la fac, au boulot. Un mauvais moment à traverser. Puis en 1982, à l’occasion d’un coup de dés et d’un voyage en Irlande, je découvre un petit magasin de photographe dans cette zone grise. C’est là que j’ai acheté mon tout premier agrandisseur, un Durst, les cuvettes, les différents produits photographiques, la petite cuve pour développer les films 24×36. La grisaille s’éclaircit un peu.

À cette époque, je passe par la rue Saint-Antoine pour me rendre Rue du roi de Sicile, chez Publimod, et aussi pour parvenir à la rue Vieille-du-Temple, le cabinet d’architecture où je travaille comme photographe archiviste. La zone grise existe toujours, mais elle s’est amoindrie, elle paraît acceptable. Le magasin du photographe est un havre de paix, sitôt que je parviens à sa hauteur, j’ai l’air de me sentir moins perdu, moins l’impression d’errer. Que j’y entre ou pas n’a pas d’importance, la rue Saint-Antoine devient chouette à partir de ce simple point de repère. J’arrive à supporter à peu près tout ensuite, les succursales de banques, les magasins de fringues, les boîtes d’assurances, les supérettes, petit à petit les bars branchés. Cet envahissement du pognon dans les vieux quartiers, progressivement.

Des années plus tard (1989 ?), j’ai, avec du papier journal de l’eau et de la farine, créé une statue de papier-mâché. Bien surpris en la voyant arriver dans ma chambre d’hôtel (rue des Poissonniers au 35, quatrième étage) de constater qu’il s’agit d’une représentation de Saint-Antoine de Padoue. Je ne me souviens pas si c’est à cette époque que j’ai lu Flaubert, sa Tentation. Cette histoire de diable qui vient le tenter, lui insinuer le doute; Je ne me souviens pas non plus comment j’ai interprété cette histoire à l’époque, j’étais probablement du côté du diable, le doute ça me connaît.

2023

À l’occasion d’une visite chez les enfants, nous sommes montés à la capitale depuis notre campagne. Nous avons pris le train, laissé les bagages à la consigne et décidé de marcher dans la ville, nous étions larges en temps. En avons profité pour prendre des places au Louvre, dans lequel je n’ai pas remis les pieds depuis plus de 40 ans. En arrivant à la place de la Bastille, quel changement, plus de la moitié est devenue piétonnière. En ai profité pour regarder les fenêtres de l’ancien appartement, en passant, vite fait, habitué désormais à chasser toute velléité de nostalgie imbécile. Et bien sûr, nous sommes engouffrés dans la rue Saint-Antoine. La boutique du photographe a disparu. Beaumarchais trône toujours à la même place, le bistrot est le même aussi où le café coûte désormais plus de 2 €, la zone grise s’est recomposée derrière mon dos.

À la fin je crois que j’ai encore bien plus de souvenirs de la rue Saint-Antoine que je ne le pense. Je n’en ai parcouru qu’un tout petit tronçon finalement, celui en sens unique car je crois que vers Saint-Paul la circulation s’effectue à double sens. Je n’ai pas non plus parlé de l’impasse Guéméné qui mène silencieusement à la Place des Vosges, presque dans la maison de Victor Hugo. Je n’ai pas parlé d’un tas de choses, je m’en rends bien compte à la fin, mais il ne s’agit pas de faire un roman n’est-ce pas c’est juste un exercice d’écriture.

A propos de Patrick B.

https://ledibbouk.net ( en chantier perpétuel)

Un commentaire à propos de “#anthologie #22 | zone grise”

  1. Enfant on ne sait pas tout des rues mais on perçoit, bien envie d’aller saluer Beaumarchais sur sa placette dans un quartier que je situe un peu. Et « la zone grise s’est recomposée derrière mon dos. » comme si le lieu ne nous attendait pas pour continuer d’avancer. Merci pour cette promenade parisienne.