C’est une photo noir et blanc, assez grande et de format carré. Je ne sais pas ce qu’elle est devenue, la dernière fois que je l’ai vu, ma grand-mère a lancé ce pauvre Jean-Paul avant de la remettre dans une boîte en carton.
Un portrait en buste. Un homme jeune, les cheveux sombres lissés vers l’arrière. Il porte une chemise à carreau, le dernier bouton est ouvert. Ce qui frappe, c’est au-dessus du sourcil gauche une grosseur de la taille d’un œuf de pigeon. Et le regard lointain, comme accroché au vide.
Je sais qu’il y a d’autres photos de toi, petit garçon avec ma mère à peine plus grande. Je t’ai vu une seule fois. Un dimanche. A Tenay. J’avais 8 ans peut-être. Avec mes parents, nous rendions visite pour la première fois à Pauline, ta mère. C’était la sœur de ma grand-mère et elles étaient brouillées depuis des années.
On t’attendait pour le déjeuner, Pauline s’impatientait, c’est tout les dimanches pareil, apéro sur apéro au bistrot, je découvrais l’appartement au-dessus d’une pharmacie, les toilettes dehors sur le balcon qui surplombait la rivière, elle soupirait et les larmes lui montaient aux yeux le repas tout froid et Dieu sait dans quel état…
Tu travaillais à Lyon, à l’usine de Delle comme tous ceux de ma famille. Le samedi soir, tu revenais à Tenay, ta mère, tes copains et la pêche à la truite, ta passion.
Tu es entré, immense et large d’épaules, ton grand corps emplissait d’un coup tout l’espace de la salle à manger. Et cette énorme bosse violacée au-dessus ton œil. Tu ne savais pas comment te comporter avec ma sœur et moi. Tu avais faim. Tu ne parlais pas et je regardais ta mère te regarder. Comme si elle voulait tout absorber de toi. Quelque chose d’implorant dans le regard. Toi, le nez dans ton assiette.
Quand mon père a lancé le sujet de la pêche, tu t’es animé. La pêche à la truite, une pêche sportive, rien à voir avec la pêche à la ligne que nous pratiquions en bord de Saône. Tu m’as promis de m’emmener avec toi un jour, je nous imaginais en cuissardes dans les remous de l’Albarine, lançant au moulinet des mouches colorées comme des bijoux.
Quelques mois plus tard, ma mère effondrée, tu étais mort à l’hôpital. Une grave maladie.
Je comprends aujourd’hui en repensant à cette photo que la réconciliation entre ta mère et ma grand-mère était due à l’annonce de la maladie qui t’a terrassé en quelques mois.
Rétroliens : #anthologie #31 | pas mourir avant sa mère – le Tiers Livre | écrire, publier, explorer