#anthologie #21 | notes familiales

Séraphine a vingt-deux ans (1). Elle se marie, prend le nom de son mari (2), jure de lui être fidèle et dévouée jusqu’à ce que la mort les sépare (3), s’engage à lui faire de beaux enfants qui reprendront le domaine (4)La main fouille dans le tiroir de la commode en quête du livret de famille (5), ne le trouve pas, invente à moitié : Placide Francey épouse Séraphine Sautaux le … (illisible) … 191… (avant ou après la guerre ?) (6). Séraphine a soixante ans. Elle lui passe tout, à ce petit (7), a bien vu qu’il n’était pas comme les trois qu’elle a eus, que celui-là est un tendre, un inquiet, un nerveux (8) à qui la vie ne fera pas de cadeaux (9), alors elle le console un peu, par avance. Année de naissance ? 188… au lieu-dit le Grabou (10). Sage-femme : madame Colomb (11). Sexe : féminin (la main qui a écrit semble avoir tremblé) (12)Séraphine a quarante-cinq ans. Elle regarde par la fenêtre. Robert aiguise la faux (13). Maria a épousé un instituteur (14). C’est bien. Benoît a trop mauvais caractère pour plaire aux femmes (15). Il s’est acheté une moto (16) avec sa paie de maçon, vient aider à l’écurie, passe son temps à jurer (17). Séraphine se bouche les oreilles pour ne pas entendre (18)Au cimetière, aller lire les dates (mais Séraphine a été déterrée depuis longtemps) : Benoît, 1920-200… (19) (la main hésite, n’est au cimetière qu’en pensée) ; Robert, 1923-1998 (la main hésite moins, c’était il y a vingt-six ans, au lendemain du dîner de quartier, par la fenêtre on voit les gens s’affairer à mettre en place le hangar) (20)Séraphine a dix ans. Elle descend jusqu’à la grotte donner des restes pour ceux à Joliet (21) : du pain déjà un peu sec, de la confiture, du lard, du marc de café qu’ils réutilisent, un pot de lait qu’il ne faut pas renverser. La main reste coincée au seuil du roman qu’il y a à écrire (22).


(1) D’emblée, j’invente. Il serait pourtant facile de savoir. Un mariage, ça laisse des traces. Pourquoi vingt-deux ans ? On se mariait jeune, en ce temps-là, parce qu’il fallait rapidement faire des enfants, même si Séraphine n’en aura que trois. Pourquoi si peu ? Peut-être cela indique-t-il une relative aisance. Plus on est pauvre, plus il faut faire des enfants.

(2) Ce nom, c’est aussi le mien. C’est à ce moment-là que Séraphine entre dans ma famille, même si de moi elle ne saura jamais rien.

(3) Il disparaîtra avant elle mais les femmes de ce temps-là restaient fidèles et dévouées à leur mari même après la mort. Pas question d’envisager de refaire sa vie. Je n’ai connu qu’elle seule de mes arrière-grand-mères. Elle s’appelait Marie et avait été plus longtemps veuve que mariée.

(4) Ce n’est pas l’aîné qui reprendra le domaine. Ce ne sera bien sûr pas non plus la deuxième. Ce sera le troisième, mon grand-père, Robert à l’Hairou, puis mon père, puis je briserai la succession immémoriale des paysans, comme ce fut souvent le cas dans ma génération.

(5) L’écriture élégante, alambiquée, appliquée de ces carnets, et ces prénoms disparus, Léocadie, Pacifique, ou réapparus, Émile, Léonie, source infinie d’histoires à raconter.

(6) Sans doute le mariage a-t-il lieu après la guerre. Placide a dû être mobilisé. Il a dû passer quatre ans à attendre dans l’Ajoie ou dans les Grisons que le front déborde. Il revenait l’été pour les moissons. Séraphine lui manquait.

(7) Ce petit, c’est mon père. C’était un homme sensible, très loin de ses rudes ancêtres du Grabou. Un homme sensible et endurant. Où ai-je entendu qu’elle lui passait tout ? Qui reste-t-il aujourd’hui qui a connu Séraphine ? Ma tante Christiane (la grande sœur du petit ; à elle, on ne lui passait pas tout) et Jacqueline, peut-être (et son frère, comment s’appelle-t-il déjà ?).

(8) D’où vient la branche fragile de la famille ? Ceux du Grabou cachaient-ils sous leur carapace bougonne plus de sensibilité qu’on pourrait le croire ? Mon père a enduré la maladie avec larmes et courage. Mon grand-père n’a pas osé pleurer.

(9) Il aurait bondi en lisant cela. Le jour où il s’est su condamné, il répétait sans cesse qu’il avait eu une belle vie.

(10) Quelques fermes à la lisière de la forêt, au-dessus d’un étang où nous allions observer les grenouilles. Tout le monde s’appelle Sautaux, au hameau. On s’y engueule beaucoup, on s’y réconcilie parfois. On travaille. Quelques prénoms encore : Séraphin (la génération d’après Séraphine), Valentine (l’épouse de Séraphin), Roger (un cousin).

(11) Anne-Marie ? C’est le nom qui me revient mais il me semble que je confonds. Peut-être seulement Marie. Ou Marie-Louise. Ou Louise. Ou tout autre chose. Il y avait encore l’écriteau au-dessus de la porte quand nous étions petits. On ne l’appelait pas par son nom, de toute façon. On l’appelait la sage-femme.

(12) On aurait préféré un garçon, voilà ce que suggère ce tremblement. Combien Séraphine avait-elle de frères et de sœurs ? Une ribambelle, sans doute. Ce n’est pas noté dans le même livret de famille, qui de toute façon est resté au fond d’un tiroir. Celui des Sautaux est sans doute toujours au Grabou. Le père de Roger, comment s’appelait-il ? Et celui de Séraphin ? Était-ce le même ? On raconte (mais qui ?) que ce Séraphin était un rustre au cœur tendre. Il bossait comme mécano à la place d’armes (je crois) et quand il a appris que ma sœur était née le même jour que lui, ça l’a bouleversé. Mais peut-être que je confonds. Ce sont des souvenirs de discussions d’après gueuleton. On écoute d’une oreille, un peu sonné par le jambon et le vin rouge. On devrait noter.

(13) C’est l’image que je garde de mon grand-père. Ils ne pouvait pas, à cause de son poumon puis à cause de son cœur, accomplir des tâches trop pénibles, alors il tapait la faux, il aidait à l’écurie, il rattelait le foin au bout du champ, mais du temps de Séraphine, sa santé était-elle déjà aussi fragile qu’elle le fut par la suite ?

(14) L’oncle Alphonse. Il fumait la pipe et venait passer l’été au domaine, cueillir les cerises, aider (c’est le mot qu’on employait pour dire travailler). Un gentil monsieur, dans ma mémoire, alors que la tante Maria, c’était une autre paire de manche. Une vraie Sautaux du Grabou. Jacqueline tient plus de son père que de se mère. Gaby aussi (son nom m’est revenu).

(15) Il s’est marié, pourtant, sur le tard. On les entendait, lui et la tante Thérèse, s’engueuler dans leur cuisine à longueur de journée. Comment a-t-elle fait pour le supporter ?

(16) Une Florett. Il allait en commission à Payerne, comparait les prix, achetait toujours le moins cher, souvent à la Migros, mais parfois à la Coop, quand il y avait des rabais. Ses bonbons à la menthe, où les trouvait-il ? Il en avait toujours dans la poche de ses salopettes, qu’il nous donnait en souriant (ça lui arrivait de temps en temps).

(17) On avait compté, un matin, au tabac, quarante-huit nom de Djou. Il commençait systématiquement à ramasser à l’autre bout du champ, celui qu’on avait prévu pour le lendemain.

(18) Séraphine, comme toutes les femmes de cette époque, était bonne catholique, mais était-elle aussi bigote que Marie-Thérèse, sa belle-fille ? J’aime à la croire plus émancipée des curés (une sale engeance, disaient déjà quelques hommes, à voix basse).

(19) 2003, peut-être, dans ces eaux-là, quelques années après Robert à l’Hairou. Je le revois le visage baigné de larmes à l’enterrement de son frère.

(20) Il était à l’hôpital, le jour du dîner de quartier. C’était son troisième infarctus. Le dernier à lui avoir rendu visite, à part bien sûr son épouse, c’est son cousin Roger. Robert lui avait dit qu’il regrettait de ne pas pouvoir être au dîner de quartier. Je le revois, lors d’un dîner précédent, dans le hangar, dire qu’il faudrait une bonne guerre, que c’était la seule solution. Il voyait toujours tout en noir. Pendant la guerre, celle de quarante, à la frontière italienne, il avait vu des choses, disait-on, mais lui se taisait.

(21) Les kannè à Dzoliè, en patois. Destination de nos promenades du dimanche après-midi. On racontait qu’une famille y avait vécu, dans ces grottes, il n’y a pas si longtemps que ça. On allait aussi aux grottes de Payerne, où avaient été brûlés les vêtements d’un juif qu’on avait assassiné pendant la guerre, pour l’exemple (Un juif pour l’exemple, le terrible bouquin de Jacques Chessex, raconte ce meurtre sordide, cette boucherie au sens premier du terme ; les grottes sont des lieux d’épouvante).

(22) Il s’écrit déjà, ce roman, mais reste pour l’instant à l’état de flashs dispersés, d’obsession intermittente, de matière à amasser sans savoir quelle forme cela prendra.

A propos de Vincent Francey

Enseignant, chanteur et clarinettiste amateur, je vis dans la région de Fribourg, en Suisse, et suis passionné de lecture et d'écriture depuis toujours, notamment via mon site a href="https://www.lie-tes-ratures.com/">lie tes ratures mais aussi sur un blog né à la suite de l'atelier d'été sur la ville : fribourgs.com. Auteur d'un livre autoédité, Je de mots, dictionnaire intime, je suis également présent sur YouTube pour, entre autres expérimentations, y parler de mes lectures.

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