#anthologie #19 | mastaba

Et le sillage ou le sillon s’est gorgé de lumière où voir s’enfoncer dans le sol ou sous l’eau tout ce qui disparaît à mesure que s’ajoutent et s’avancent les petites trouées, petits ourlets qu’on pensait à soi seul ; et les t-shirts floqués de plastique irisé qui se desquamerait à chaque nouvelle lessive, l’arc-en-ciel que faisait Saturday night fever au-dessus de Travolta en complet blanc ; et avant ça les robes à smocks, et après ça les lacets noirs autour du cou avec une perle au centre ; Pompidou mort à la télé ; les cubes de fromage que mon père avait découpés pour qu’on les pioche dans le bol pendant qu’on jouait au Machiavel, le jeu de cartes qu’Ethelvoldo nous avait enseigné ; le ouistiti gagné en prenant de l’essence chez Esso ; la tête ballante du chien à l’arrière des voitures, son plastique recouvert d’une sorte de velours pauvre ; le premier melon de l’été à l’aller, dans l’hôtel de Bonneville ; les tranches de saucisson qu’il aurait bien voulu manger dans son jardin, son souhait formulé d’une voix frêle quand la maladie dévorait son estomac ; la petite gymnaste roumaine et sa sortie de poutre stupéfiante, l’élan d’admiration mondial autour de son corps svelte, dompté méthodiquement, tout était à l’air libre et visible, les sauts carpés, les soleils et la maltraitance ; Eddy Merckx avait toujours gagné ; le premier train de nuit, la première cigarette ; le malaise terrifiant avant d’entrer dans la salle de classe ; les rues le soir après la séance de cinéma, quand tout avait été si vrai dedans et que dehors ressemblait à une scène de théâtre, comme si les façades de la place des Héros cachaient les poutres de carton qui les soutenaient ; les premiers trente-trois tours en couleurs ; le premier ordinateur, vidé de ses entrailles le premier jour en croyant faire au mieux ; le rosier nain qui n’a représenté que le malheur et la méchante joie de le jeter à la poubelle ; chez Polac ils s’engueulaient tous ; les matins de verglas ; l’hiver où les canalisations avaient gelé, les enfants avaient moins froid en classe que chez eux, on s’installait en rond autour du poêle après avoir enlevé ses bottes, chaussettes à l’air, je leur lisais Chien bleu ; les fêtes des écoles, les pleurs, les cris, les rires, et l’obligation faite de montrer ce qu’on savait faire publiquement, même à trois ans, l’amertume après coup d’avoir participé à cette mécanique de pression, de torsion, d’obligation à obéir aveuglément ; l’amertume après coup de ne pas avoir été plus savante, et l’étonnement constant d’apprendre à un âge avancé ce qui semble si simple, la puissance de la narration, la puissance de la fiction qui encourage à vivre comme une réussite ou un accomplissement de se faire appeler Monsieur et de ne pas ouvrir soi-même une porte (pourtant un nom de roi s’efface mieux que le reste, gravé au cœur d’un mastaba enfoui sous la forêt, par un scribe dont la langue n’a plus d’interlocuteur) ; l’attention quotidienne portée à un bourgeon ; sauver une araignée ; l’impression d’habiter réellement la terre un jour, sur une côte de Bretagne, la lande était violette ; les champs jaunis de pesticides qui longent la voie rapide ; continuellement, en continu, le sillon le sillage ; tant que je garde les yeux ouverts je verrai ses remous, flocons de bois, de sel et de chevelures aimées ; et mes yeux une fois refermés il m’avale, je le sais déjà, m’enroule, et me borde d’images douces et cruelles sans colère.

A propos de C Jeanney

or donc et par conséquent, je fais ce que j'ai à faire sur mon site tentatives

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