#anthologie #21 | Léonie, avec des notes

Longtemps, j’ai cru n’avoir qu’une photo de toi (1). Une photo ovale, portrait en pied coupé à mis cuisse, robe noir fermée par une rangée de petits boutons blancs, col claudine blanc, ruban noir en forme de T attaché sur le devant du col avec un bouton, plus gros que ceux de la robe, des gants blancs sans doigt. Tu es légèrement appuyée contre un fauteuil. La photo est sombre, le fonds est noir. Ton regard est peu expressif, mais tu as l’air décidé. Cette photo m’a été donnée par ma mère, ta nièce que tu n’as pas connue. Tu es morte huit ans avant sa naissance.

Jamais je n’ai vu ta tombe, jamais je ne suis allée dans le cimetière de Pontfaverger dans la Marne où tu es enterrée. Jamais je n’ai lu sur ta tombe, Léonie Denizet – 1901 – 1922 (2)

Je pensais n’avoir qu’une photo de toi, hier soir, alors que je cherchais l’original de cette photographie, en ouvrant une pochette noir kodak, quelle surprise de trouver deux autres photos ; heureuse coincidence alors que je me lance dans l’écriture de ce texte. Sur les photos, un groupe d’une quinzaine de personnes dans un champ de pomme de terre. A l’arrière de la photo-carte postale, une légende : 1920, famille Denizet. (3) Sur la première, Léonie troisième à gauche, tu es accroupie, tu ramasses des pommes de terre. Tu tiens à la main, un panier haut. Ton frère Paul (4), agenouillé, a rempli le sien. Sur la deuxième, même scène, il n’est plus question de ramasser les pommes de terre, vous fixez l’objectif. Léonie, quatrième à gauche. Sur la droite trois hommes en costume, manteaux et chapeaux, on peut supposer qu’ils sont venus pour contrôler votre travail. Sans doute étaient-ils accompagnés d’un photographe. Ça me plaît de te voir en mouvement, depuis des années tu étais figé dans cette photo ovale.

Je ne connais pas grand chose de ta biographie. Seule trace une longue lettre écrite, le 28 Août 1915 à une amie, depuis l’Hôtel Beau-Séjour de Cannes(5). Tu écris, tu me pardonneras d’avoir écrit si fin mais c’était pour t’en dire plus. J’en ai un livre à t’écrire (6), mais voilà déjà 4 pages. Tu es à Cannes avec la femme du Directeur des filatures en laine peignée de Pontfaverger (7) (8), ton village natal dans la Marne. Dans la lettre, tu évoques tes occupations à Cannes, tu écris, les travaux à la lingerie, repasser ou raccommoder le linge, cela passe le temps. Tu donnes des nouvelles de ceux qui sont restés au pays, pendant l’occupation allemande (9). Sans doute que comme bien des réfugiés, tu culpabilises, tu es partie, ils sont restés. Sur la photo, ton visage est grave, on sent les épreuves de la guerre traversées. (10)

Une dernière question, quand la femme du Directeur de la filature te laissait un peu de liberté, passais-tu du temps à rêver devant la Méditerranée ? Lors d’un séjour à Cannes j’ai passé des heures devant la mer, à scruter l’horizon. Mes pas dans tes pas, à l’époque, je ne connaissais pas l’existence de ton exil à Cannes de 1915, à probablement 1918.

(1) Ma découverte de la première photographie de Léonie est relativement récente, une dizaine d’années à peine, mais Léonie depuis l’enfance je la connais.

(2) La mémoire familiale raconte, à l’âge de vingt-deux ans Léonie est brusquement quittée par l’homme qu’elle doit épouser. Elle se jette dans la rivière qui coule derrière la ferme. Son corps est retrouvé quelques jours plus tard.
Un entrefilet dans un journal trouvé sur internet livre une histoire toute différente : Très souffrante des privations endurées durant les quatre années d’occupation ennemies, Mlle Léonie Denizet, 22 ans, de Pont-Faverger (Marne) s’est noyée dans un accès de neurasthénie. L’Ouest-Eclair – 8 avril 1923
La vérité se situe sans doute entre les deux.

(3) En 1920, Léonie est donc de retour chez elle. J’ai lu que certains réfugiés sont rentrés plus tard. Petit à petit le puzzle de sa vie se dessine.

(4) A la mort de leurs parents, Paul reprendra la ferme. A la date de la photo, il travaille encore avec son père positionné sur la photo à gauche du tracteur, il est coiffé d’un chapeau. Tous ces éléments biographiques pour étoffer le récit de la vie de Léonie.

(5) – D’après le texte d’un historien Ralph Schor « réfugiés de guerre de 1914-18 dans les Alpes-Maritimes », le 31 août 1914, le préfet des Alpes-Maritimes, André de Joly, proposait d’accueillir 20.000 réfugiés.

(6) – Léonie n’écrit pas dans sa lettre, qu’avant d’arriver à Cannes, elles sont passées par la Suisse, un pays neutre. Elles étaient à Genève le 20 avril 1915, une source que j’ai perdue dans la documentation amassée. Elles sont rentrées en France par Anemasse avant de descendre à Cannes.

(7) – La femme du Directeur des filatures Garnier-Carnot en laine peignée et tissage s’appelle Madame Carnot. Trouver son nom a été d’un grand secours pour mes recherches.

(8) – Madame Carnot avait 77 ans en 1915, j’ai trouvé sa trace dans la liste spéciale des rapatriés civiles éditée par la Croix Rouge le 6 mai 1915. Léonie avait 14 ans.

(9) – Une lettre de quatre pages, que j’ai retranscrite à l’ordinateur. Encore bien des points à décortiquer, par exemple le tracé du voyage de Léonie à visualiser sur une carte. « Je vais te raconter notre première émigration. De Pontfaverger à Nauroy, Vay, Thuisy, Wez,Villers-Marmery, Trépail, Ambonnay, Bouzy, Tours-sur-Marne, Bisseuil, Plivot. Là un général français nous a dit qu’il fallait mieux retourner. Mourir pour mourir, nous étions entre deux feux, et nous sommes revenus, trouvant deux Boches à la mairie et les maisons sans dessus dessous ». Apprendre ainsi par cette lettre, qu’elles ont tenté une première émigration.

(10) – Comment Léonie et Madame Carnot ont-elles été traitées à Cannes ? Ont-elles été qualifiées de Boches du Nord ? L’historienne Annette Becker a travaillé sur le sujet des oubliées de la Guerre de 14-18. Elle explique : « la question des Boches du Nord met en lumière un aspect longtemps méconnu de ce conflit. Tout porte à croire chez les civils qui les accueillent que ces femmes venant du Nord ont pu trahir leur pays : leurs maris sont au front, des Allemands occupent leurs villages, elles parlent un dialecte (proche du flamand qui s’apparente à des langues germaniques)… Ils ne comprennent pas comment on peut vivre et cohabiter avec les Allemands, à moins de collaborer ».

A propos de Isabelle Vauquois

Née la même année qu’Obama et Sophie la girafe. Vit à Mérignac, à deux pas de Bordeaux. Souvent sur les routes du Périgord dans des Sites aux paysages remarquables pour le travail. Depuis 2018, découvre l’écriture avec les ateliers de Claire Lecoeur. Première expérience Tiers livre en 2023 avec "le Grand carnet". Deuxième, cet atelier d'été 2024. Plus j'apprends à écrire, plus j'apprends à lire ! .

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