#anthologie #21 | expansion

tentative d'expansion à partir du début du texte #19 flot brutal

reparcourir les blocs construits en décembre 2021 (1) | retrouver des images de voyages lointains, le goût du guacamole, la magie des îles d’Orient, le chocolat Poulain gratté au couteau sur le beurre des tartines du quatre heures | retrouver le rugueux de la peau d’Angélique quand elle avait 106 ans et qu’elle s’endormait dans le fauteuil déglingué de la buanderie (mais non elle n’y est pas… oubliée) | quoi de l’intensité dans ces drôles de scènes devenues images qu’on pourrait croire figées, en fait nourries bien au contraire par l’exercice de la mémoire et par le creusement incessant des brûlures intimes (2) | feuilleter à nouveau l’album aux images sépia bien classées ou déposées en vrac entre les pages, il y a comme des suspens, des trous, des vides, les mêmes insérés dans le maillage de nos vies minuscules

la petite maison aux volets bleus qu’ils habitaient après leur mariage dans la rue des Tulipes, ils n’avaient rien sinon la promesse de vivre et d’esquiver les coups durs (3)

les falaises de schistes gris argent (4) aplombs vertigineux par endroits qu’elle — ma mère — n’aurait pas pu imaginer avant de quitter sa campagne, rien que des photographies familiales à cette époque, communions et mariages, pas de photos de paysages sinon des cartes postales en noir et blanc

le grand-père assis sur un rondin de bois devant la ferme avec pipe et chien, impossible de détailler ses traits en dehors de la moustache et du noir de ses petits yeux (5)

les affiches de paysages dans les compartiments de train

les boîtes de diapositives rangées dans des boîtes jaunes, jamais ou si peu regardées, fort mal cadrées et prises de trop loin – ah pour ça il n’était pas doué pour la photo, n’aurait pas supporté qu’on le lui dise — peut-être bien détestées puisque rangées au plus haut du placard, finalement jetées d’un bloc dans un sac poubelle et portées à la déchèterie

Paris, elle s’achète un corsage en tissu genre foulard dans une boutique d’un quartier chic au cœur de la ville (6), elle a sûrement le sourire, se sent belle, elle le portera comme un bijou

Zorba le fou qui danse, visage transfiguré (7)

il est dans le jardin, plus tout jeune mais en forme, corps habitué aux travaux de force avec marques de maillot et muscles toujours bien dessinés, corps qui se lance exécute un saut périlleux arrière sans préparation juste comme ça, il n’était pas si sûr de son coup mais ça a marché, tout le monde en est soufflé

(1) L’écriture étreint le corps et le temps.

(2) Mélancolies violentes, ruptures amoureuses, deuils, en particulier celui de la première fille le 10 décembre 1960. La mère ne parviendrait pas à se relever du bord de la tombe, il faisait si froid et elle pouvait se résoudre à laisser sa petite là, toute seule, sous des poignées de terre.

(3) C’était en juin 1949, elle venait du fin fond du département, une commune agricole de peu d’importance entre région nantaise et Vendée. Lui était né au bord de la mer et n’avait pas un sou vaillant. Rien que son courage. Il avait bien fallu qu’ils se décident. Ils ne connaissaient rien de l’avenir.

(4) Ces falaises, j’allais les étudier dans leurs compositions biochimiques, leurs minéraux et leurs microstructures. J’allais les dessiner en coupe et en profil. J’allais les croquer de l’intérieur en poursuivant des études géologiques. Les avoir approchées depuis l’enfance avait sans doute orienté mes choix universitaires, les sciences de la Terre ayant par ailleurs le goût de l’exploration lointaine et des campements improvisés, développant l’amour des paysages et la promesse de riches découvertes. À la fin des années 1970, j’allais m’orienter vers la géologie structurale et rejoindrais un laboratoire de recherche dans le Sud de la France. Ma vie en serait profondément modifiée.

(5) Les hommes de cette époque se ressemblent tous sur les photos, souvent en habit militaire et en moustache bien peignée. Cette photo-là est rare. Ce n’est ni une photo en militaire ni une photo de mariage. Il est dans son costume de paysan devant sa ferme, le chien est très vieux et il l’a accompagné jusqu’à la fin. Je regrette de ne pas voir davantage son visage, le grain étant trop grossier, le cadrage trop lointain.

(6) Ma mère n’est allée qu’une seule fois à Paris. Nous les enfants, nous étions du voyage, nous avions 4 et 7 ans. Ce jour-là on avait été confiés à des amis le temps d’une escapade en ville.

(7) Il y avait parfois dans le corps de mon père cette chose-là de l’âme, ce côté transfiguré, dans son maillot de corps de travailleur.

A propos de Françoise Renaud

Parcours entre géologie et littérature, entre Bretagne et Languedoc. Certains mots lui font dresser les oreilles : peau, rébellion, atlantique (parce qu’il faut bien choisir). Romans récits nouvelles poésie publiés depuis 1997. Vit en sud Cévennes. Et voilà. Son site, ses publications, photographies, journal : francoiserenaud.com.

2 commentaires à propos de “#anthologie #21 | expansion”

  1. ..plaisir à relire ce texte et puis des notes comme des touches de musique à peine effleurées…merci!

    • la proposition 20 était tellement intense qu’on a eu moins le temps d’aller lire la 21…
      pour ma part j’ai accepté le jeu pour un petit bout du texte précédent, histoire de souffler un peu !
      merci d’être passée