#anthologie #18 | Table d’images

[Le mot] Celles à venir dans le soleil. – en classe de grec, tu as un air vague d’adolescente – tu connais déjà γραφειν graphein, écrire (ou peindre, mais tu vis dans l’écrire alors voilà), tu apprends φως phos, photos, la lumière. Quelque chose en toi, ce jour-là, pactise avec l’image.

[La photo dans Photo] Celle qu’on imagine interdite. – à 12 ans peut-être – tu ne sais pas encore qui est Madonna, juste ce corps de femme jambes largement écartées, un doigt dans la bouche, ce défi un peu planqué dans une bibliothèque qui n’est pas la vôtre.

[Le labo] Celles qui sont fabriquées par les mains du père. – il a installé une chambre noire dans la salle de bain du haut, pièce détournée – tu dois faire attention quand tu ouvres la porte, guigner un peu et ne surtout surtout jamais allumer la lumière d’un coup pour ne pas mettre en danger les images. Sur le fil, avec des pincettes, elles sèchent comme du linge.

[L’inachevée] Celle qui montre du possible. – tu n’as pas pu te résoudre à jeter le bout de papier tremblé aux formes incertaines, à peine une échographie, plutôt l’annonce de l’image qui pourrait exister un jour. Tu te dis que c’est trop tôt et ça l’est, l’image n’aurait pas dû être prise ni donnée. Aujourd’hui un tiroir l’abrite, et ton chagrin.

[Les cabinets du 188] Celles qui inscrivent ta parole dans le temps. – pendant des années tu as parlé en t’allongeant quelque part – c’était ta joie et ton aventure. Les jours du dire, prendre un café au 188 et une photographie dans le grand miroir très rond des toilettes. Rien ne changeait, tout devenait différent.

[L’absente] Celles où la mère n’est pas. – elle te dit « je ne suis jamais sur les photos de famille, c’est toujours moi qui vous regarde ». Sur le rebours de la mémoire, à l’envers du papier glacé, des jpeg et des heic stockés, tu imagines ta mère, tu la rajoutes. Négatif d’amour à développer.

[Le geste anachronique] Celle où tu zoomes sur le passé. – on te tend une photographie d’avant, celle qu’on colle dans les albums au moyen d’autocollants triangulaires, c’est un anniversaire, tu vois mal les convives, alors soudain cette absurdité : de tes doigts, tu fais le geste d’écarter quelque chose sur la pellicule, tu as voulu zoomer, souvenir écran.

[La dick pic] Celles qui ne te manquent pas. – on ne t’a jamais envoyé de dick pic – tu es trop vieille ou trop peu célibataire. Ou tu as cru à un paysage bizarre, une erreur de relief.

A propos de Sophie Jaussi

Oscillation perpétuelle avec l'écriture en aménagement (à défaut de point fixe). Fil funambule entre la recherche et la création, l'université et son dehors (ses marges, ses contrepoints), l'interne et ce qui peut en être transmis. J'habite beaucoup les trains entre la Suisse et la France. Depuis 2021, j'anime un atelier de création littéraire au sein du Master de Français de l'Université de Fribourg.

3 commentaires à propos de “#anthologie #18 | Table d’images”

    • Merci beaucoup Laure, les histoires de pacte ça me trotte dans la tête, je me rends compte que ça revient souvent sous plusieurs formes dans mes mots. Merci d’y avoir dirigé l’éclairage de votre lecture.