#anthologie # 20 | quatre

Il y en a quatre. Quatre photos. J’ai bien compté. Et recompté. Quatre prélevées dans de vieux albums. Quatre regroupées dans le grand album vert. Quatre de toi entre un et huit ans — deux fois quatre. Quatre comme nous quatre. Ceux que tu as mis au monde. Quatre comme l’âge de ton arrière-petite fille qui te ressemble,  et  que tu as eu le temps de connaitre malgré ton éloignement, avant ta disparition. Quatre, le pré carré de la mémoire. Quatre fois une.  Tu disais : pas facile d’être fille unique, tellement choyée. Et tu t’étais dit, tellement couvée, que quand ton tour viendrait, tu aurais une famille nombreuse, toi qui ne l’avais pas eue. Et pour cause : ta mère, sa sœur jumelle, et leur sœur aînée institutrice, prises dans la violence de la grande guerre. Ta mère au sortir de là, rencontrant son mari, dans une fratrie pleine de garçons décimés, tombés dans les tranchées. Toi, à un an, avec ton petit béguin autour de la tête. Tu sais, et moi aussi —ma grand-mère te l’avait dit, à l’époque où l’on ne disait pratiquement rien —c’est trop dur, de mettre au monde un enfant. Il n’y en aura pas d’autre. Elle disait sûrement autre chose derrière sa décision : trop dur d’y croire, dans les ombres portées du carnage. Toi sur un banc à barres de bois, un petit chapeau bateau sur la tête, ton air asiatique, ta bouille rigolote. Un peu plus tard, debout, trois ans, coiffure à la garçonne, 1930, noir et blanc bien sûr, éblouissante lumière d’été, face à l’objectif, un rosier en arrière-plan, c’est sûrement l’été à Reims. Et encore toi, quatre fois deux, assise sur un autre banc, même frange brune, en robe et chaussettes blanches, bien sage, entre elle et lui, tes piliers absolus— ton père au doux sourire, un bras passé derrière toi et ta mère, robe à fleurs on n’a plus peur on continue. Quatre images. Dire que tu ne savais pas la guerre suivante, l’américain de la Libération qui tomberait amoureux de toi et que tu ne suivrais pas car on ne désobéit pas à des parents aimants, puis l’autre rencontre. Nous et ton cri en pleine nuit, en plein cœur, quand ton père a été assassiné, après la deuxième guerre. D’un an à huit, quatre photos. Je t’ai posé tant de questions. Tu as dit ce que tu pouvais. Presque tout. A la fin, beaucoup d’autres images. Pourtant, ces quatre-là disent déjà tout.    

A propos de Christine Eschenbrenner

Génération 51.Une histoire de domaine perdu, de forteresse encerclée, de terrain sillonné ici comme ailleurs. Beaucoup d'enfants et d'adolescents, des cahiers, des livres, quelques responsabilités. Une guitare, une harpe celtique, le chant. Un grand amour, la vie, la mort et la mer aussi.