#anthologie #21 | notes de bas de page à propos de lui

Il a trente-neuf ans 1. Il sort du BAM, une salle de spectacle sur Brooklyn 2. Il vient d’assister à la dernière création de danse contemporaine 3 de Merce Cunnigham. 16 danses pour soliste et compagnie de trois remet en cause beaucoup de choses 4 dans sa vision d’artiste et dans sa vie d’homme. Ou comment lier l’art avec le hasard. D’une écriture fiévreuse, sa main trace 5 sur le papier à lettres la genèse de sa vision avec des mots qui ne laissent pas de place au doute. Sa mère m’a confié cette lettre en me disant que cette pièce était à l’origine de tout 6.

Il a quatre-vingt-neuf ans 1. La première tour du World Trade Center vient de s’écrouler 7. Il est devant son poste de télévision pour regarder le désastre qui se déroule à moins de deux miles de son petit appartement 8 situé à proximité du Washington Square dans Greenwich. Il n’ose pas regarder par la fenêtre, il a peur de découvrir la vérité 9. Il craint de comprendre. Dans la lettre qu’il m’a envoyée le 12 septembre, il me rappelle le jour où on s’est rencontré 10. Il me rappelle que ce jour-là, tout s’était arrêté. Déjà. J’avais presque oublié ce moment où le temps s’est figé 11.

Il a dix-sept ans 1. Le corps de son père 12 git au pied de son bureau du 27e étage de l’Equitable Building dans le quartier financier. Une balle de neuf millimètres lui a traversé la tête de bas en haut 13. On lui parle de krach boursier, de faillite. Il ne peut pas y croire. Son père lui avait dit que ça devenait intenable, mais aujourd’hui, il ne sait pas de quoi il parlait, de ses affaires ou de sa vie 14. À cet instant, je ne le connais pas encore, bien sûr. Il m’a envoyé une lettre peu avant de mourir qu’il avait signé du nom de son père. C’est pourtant bien lui qui l’avait écrite, j’ai reconnu son écriture avec ses pattes de mouche 15. La lettre tentait d’expliquer les raisons du suicide 16. De cette impossibilité de revenir en arrière.

Il a soixante ans 1. Le temps s’est arrêté, le monde est en suspens. Sauf lui et moi. Lorsque je sors du cinéma le Regal où j’étais allé voir un film, il est en train de descendre Broadway 17. Nous sommes les deux seuls personnages en mouvement dans un décor où tout le reste est figé. Il ne me voit pas dans l’immédiat. Je le rattrape et lui tape sur l’épaule. Il se retourne et me regarde sans surprise. Il me demande si moi aussi, j’ai décidé de le faire. Je lui réponds que je ne sais pas de quoi il parle 18. « De tout reprendre à zéro, s’exclame-t-il. De repartir en arrière et de tout reprendre depuis le début ! » J’ai retrouvé récemment la lettre des laquelle il se souvient de ce moment. Il s’est toujours demandé pourquoi je n’avais pas dit la vérité 19.

Il a trente-trois ans 1. Le B-29 piloté par Paul Tibbets vient de lâcher Little Boy sur Hiroshima 20. Après exactement quarante-trois secondes de chute libre, la bombe explose à cinq cent quatre-vingt-sept mètres du sol. À cet instant précis, il décide d’abandonner son poste de mécanicien à la concession Ford tenue par son oncle sur East Avenue 21 pour devenir artiste. Il voulait être peintre au début, puis écrivain. Mais bien sûr, c’est dans les arts plastiques qu’il est devenu célèbre 22. Dans la dernière lettre que j’ai reçue de lui, il m’écrit que ce n’est pas l’explosion de la bombe qui lui a fait prendre cette voie. Il me dit que sa décision a été prise au moment exact où la bombe explosait. Il me dit aussi que cela n’avait rien à voir avec le hasard 23.

Aujourd’hui, je ne suis plus sûr de rien 24.

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J’ai découvert bien plus tard qu’il n’avait probablement pas l’âge exact que je croyais. Il m’avait dit qu’il était né en 1912, mais j’ai vu sur ses papiers d’identité 1A que son année de naissance officielle était 1913. Dans le The Greenwich Voice, un article lui étant consacré 1B le faisait naître en 1910.

1A  À la suite de l’un de nos premiers rendez-vous (ce devait être le troisième ou le quatrième), il avait oublié son portefeuille sur la table du bar que nous avions partagé. Je savais bien qu’il était à lui, mais je n’ai pas pu m’empêcher de l’ouvrir et de regarder ce qu’il contenait. Outre sa carte d’identité, il y avait quelques cartes de visite de gens que je ne connaissais pas, une liste de courses à faire (ou faites ?) chez l’épicier et un numéro de téléphone écrit au crayon gris sur un bout de papier déchiré que je pense être un morceau de nappe d’un restaurant.

1B L’article ne lui était pas consacré, il était plutôt centré sur Gertude Stein et son influence auprès des artistes du monde entier en ce début de XXe siècle. 

Le Brooklyn Academy of Music. « Le BAM est le domicile de gens curieux et d’idées aventureuses » peut-on lire sur le site du lieu www.bam.org

Je n’ai découvert que bien plus tard son véritable rapport avec la danse, plus spécialement la danse contemporaine. Si vous lisez ces lignes dans le livre qui lui est consacré, vous aurez plus d’informations par la suite. Si vous lisez ça sur un blog, il vous faut attendre que j’écrive ce livre.

Avec cette pièce, le chorégraphe Merce Cunningham a exploré une autre direction que celle du retour au moi profond. Il y fait appel à l’aléatoire. C’est cet aspect en particulier qui a modifié son approche de l’esthétique.

Son écriture avait toujours l’impression d’être fiévreuse. Même pour faire la liste des courses 1A, il utilisait une écriture fiévreuse. Je pourrais plus simplement dire qu’il écrivait mal.

C’est bien l’expression qu’elle a utilisée. Je me suis longtemps questionné sur ce tout. Après mûre réflexion, je pense qu’elle parlait du changement qui l’a conduit à reconsidérer sa façon d’avancer dans son art.

7 À cet instant précis, je suis en train de lire W ou le souvenir d’enfance de Georges Perec. Cela n’a aucun rapport avec lui, et encore moins avec l’évènement. Néanmoins, je pense souvent à cette phrase : je lis Perec et un immeuble s’effondre.

8 Je suis allé une fois dans cet appartement pour une raison que j’ai oubliée. Ce que je me souviens en revanche, c’est qu’il était vraiment petit. Ce qui m’avait frappé aussi, et que je me souviens également, c’est qu’il n’y avait aucun livre. Je ne savais pas ce que ce détail signifiait et je l’ignore tout autant aujourd’hui.

9 C’est comme ça qu’il me l’a dit. « J’ai peur de découvrir la vérité ». Il craignait de comprendre, c’est moi qui l’imagine. Quant à moi, je ne suis pas sûr de bien comprendre cette phrase. Je pense que cette peur de comprendre était liée à celle de se rendre compte ce que sa vie comptait de superficiel. Nombre d’artistes états-uniens ont été confrontés à cet instant à ce vertige que renvoyait ce drame face à la signification de leur art. 

10 Je parle de cette rencontre dans un texte précédent que vous trouverez ici.

11 Le terme est sans doute impropre. Le temps ne s’est pas figé, il ne s’est pas suspendu non plus. C’était une impression que seuls lui et moi partagions.

12 Je sais peu de choses au sujet de son père. Je ne suis pas sûr qu’il en sache beaucoup plus que ce qu’il m’a dit. Il m’a dit un jour qu’il n’avait pas de souvenirs d’enfance de ce père souvent absent. Je crois qu’il aurait aimé en avoir, même inventés.

13 J’ai pu avoir accès au rapport du médecin légiste qui précise qu’il s’agissait d’un Luger. 

14  C’était le 30 octobre 1929, un mercredi. Il était pour lui le « mercredi noir », bien que cette terminologie n’existe pas pour ce jour précis. Dans l’histoire de ce krach boursier, il y a bien eu les jeudis, lundi et mardi noirs. Ce noir, plus que la faillite, représentait pour lui l’incertitude des véritables raisons de son suicide.

15  C’est un euphémisme.

16  La tentative n’a jamais été convaincante à ses yeux. À l’époque, il ne pouvait pas comprendre ce que signifiait « vouloir revenir en arrière ». Et quand il l’a compris bien des années plus tard, il ne parvenait pas à comprendre pourquoi son père n’y était pas arrivé, à revenir en arrière.

17 Comme pour la note 10, il faut vous référer à un texte précédent que vous trouverez ici.

18 Ce moment précis où je lui parle pour la première fois reste gravé dans mes souvenirs. C’est surtout son regard qui reste gravé.

19  Il était persuadé que je lui mentais. Il est évident que cette réaction trahissait une paranoïa certaine, mais elle ne manquait pas pour autant de sincérité. Si j’étais le seul à m’être rendu compte qu’il existait, c’est parce que moi aussi, je poursuivais le même désir de revenir en arrière. Pour lui, il n’y avait pas d’autres explications possibles.

20  Parmi les détails, j’aurais dû préciser que le bombardier B-29 qui a lâché la bombe atomique sur Hiroshima portait le nom de la mère du pilote, Elona Gay. C’est un curieux détail que ce nom inscrit sur le carénage de l’avion. Je ne sais pas s’il était au courant de ce détail, nous n’en avons jamais parlé.

21  Cet oncle a joué le rôle de père bien avant que celui-ci disparaisse. Il s’est longtemps demandé s’il n’était pas son véritable père. Quoi qu’il en soit, il m’a dit qu’il savait depuis toujours que réparer des voitures n’était pas son avenir. Qu’il attendait juste l’occasion de découvrir ce qu’il allait faire de sa vie. 

22  La célébrité est bien entendu un concept très relatif. 

23  Il faut rapprocher cette affirmation avec son attirance pour la danse de Merce Cunningham (voir en 3). Le hasard (ou l’aléatoire) a été un élément fondateur de son expression artistique, mais il tenait à préciser que s’il a compris au moment précis où la bombe d’Hiroshima explosait qu’il allait devenir artiste, cela ne relevait pas de ce processus. Que ce n’était pas par hasard.

24  Le « aujourd’hui » dont je parle fait partie du passé au moment où j’écris cette note. Dans mon nouveau « aujourd’hui », je crois être sûr de plusieurs choses.

A propos de JLuc Chovelon

Prof pendant une dizaine d'années, journaliste durant près de vingt ans, auteur d'une paire de livres, essais plutôt que romans. En pleine évolution vers un autre type d'écritures. Cheminement personnel, divagations exploratives, explorations divaguantes à l'ombre du triptyque humour-poésie-fantastique. Dans le désordre.

Un commentaire à propos de “#anthologie #21 | notes de bas de page à propos de lui”

  1. … je ne suis sûre de rien de ce que je lis quand je vous lis et pour autant je suis sure que ces double sens et contre sens comme parfois ces voies dans issue sont bien là pour nous faire découvrir quelque chose… c’est fort et remarquablement construit. merci!