#anthologie #14 | C’est pas terrible

C’est pas terrible, c’est ce point de confusion de la langue, là où l’histoire et la logique n’ont plus pied et la langue s’en fiche de toute l’histoire et de toute la logique, la langue s’en fiche de ses racines et étymologies, la langue s’en fiche d’elle-même, se renferme, se courtise, s’éloigne de la tragédie, c’est pas terrible, un de ce passage escarpé, impervio, entre ces deux langues, langues sœurs ? là où l’on se perd dans ce terribilis qui fait trembler, qui terrifie, mais alors, ci c’est terrible, c’est terrible, rien ne va, mais non, ce n’est pas grave, pas si grave, pas si terrible. Tout va bien, n’est-ce pas ?

C’est pas terrible c’est le point de confusion entre une langue et l’autre, c’est le point d’achoppement, pot d’échappement d’une langue dans l’autre, è terribile o non è terribile ? essere o non essere ? et la déception, la déception de ces mots, cette déception que tu ressens dedans, ce reproche pour un travail mal fait, une expression mal dit mais pourquoi pas, enfin ?

C’est pas terrible c’est le tremblement de terre, mais le petit tremblement de terre, le tremblement de terre inachevé, un échec de tremblement, une sorte d’avortement de la catastrophe, ce n’est pas la grande terreur, c’est la castration de la terreur, et alors cette négation si foudroyante.

C’est pas terrible, pourquoi cette remarque quand tout est là, tout va bien, tout est prêt, le travail est terminé et là tu sentencies et c’est terrible.

C’est pas terrible c’est la situation politique, quand tout s’efface et rien ne se dit, tout devient un calcul d’apothicaire, l’espoir est avalé, quand la mer continue à engloutir tout le monde, quand le canal de Sicile demeure un triangle des Bermudas, c’est vraiment pas terrible que le système ne peut que se reproduire en lui-même, malgré tous les efforts, c’est pas terrible ces calculs d’argent, ces fuites d’argent et que tout stagne et ça crève partout ailleurs et que tu ne me regardes plus que je n’ai plus rien à manger, que moi je dois compter les pièces tous les jours, une à une, que je n’ai plus la force de rester là, dans la rue, jour et nuit et que mon visage devient un visage pas terrible, oh là là, tu ne le vois pas mon visage, mon visage est défiguré par la politique ? Waw, cet autre tic, américain celui-ci et pas latin, mais avec tout ce qui arrive tu n’as plus le temps de t’arrêter, ton temps est à vrai dire confisqué et tu ne vois pas mes cicatrices et je me noie dans la rue comme les autres dans la mer, sous les vagues de la chaleur et des exhalations des voitures, et c’est la mort à chaque coin de rue, c’est pas terrible tout cela.

C’est pas terrible qu’il reste là, toute la journée à ce coin de la rue et qu’il ne bouge plus.

C’est pas terrible que tu sois en retard alors que là il fallait fêter ensemble et qu’enfin c’était à vrai dire le moment prévu, la joie, et vas-y, vas-y c’est n’importe quoi tout cela, tout ce bordel pour rien et que tu ne me regardes plus, jamais tu ne me regardes, tout le monde court vite et que tu n’as même pas le temps pour enlever ta négation de ta bouche et rien n’est affirmatif, même la douleur devient un euphémisme, une diminution, et le monde tu ne le vois plus, tu ne le regardes plus en face, c’est le comble, qu’est-ce que c’est ça ?  

A propos de Anna Proto Pisani

Passionnée par la création et l’écriture, j'ai publié des textes et des articles sur différentes revues et les ouvrages collectifs sur la littérature postcoloniale Les littératures de la Corne de l’Afrique, Karthala, 2016 et Paroles d’écrivains, L’Harmattan, 2014. J'ai créé et fait partie du collectif des traductrices de Princesa, le livre de Fernanda Farìas de Albuquerque et Maurizio Iannelli (Héliotropismes, 2021). Je vis tous les jours sur la frontière entre la langue italienne et la langue française, un espace qui est devenu aussi ma langue d’écriture.

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