#anthologie #21 | galerie de portraits

Anthologie 21
Le cabinet se situe dans un de ces groupements médicaux où l’on trouve plusieurs praticiens (1). Il y a ici le kiné et l’ostéopathe chez qui je vais régulièrement, pour des soins ou à titre préventif. Deux secrétaires sont derrière la banque d’accueil (2). Nous ne nous y arrêtons pas. Nous savons très bien où nous allons.

Je clopine sur mes béquilles jusqu’à la salle d’attente. A force j’ai l’habitude, je maîtrise très bien cette démarche de claudication. Je pourrais même me débrouiller seule mais ma mère persiste à vouloir m’accompagner. C’est elle qui ouvre la porte, j’entre à sa suite.

Il y a quatre personnes devant nous (3). C’est peu et trop à la fois. Qua-tre-per-sonnes. Prendre appui sur les quatre pour tenir. Se concentrer. Ne pas penser à sa propre douleur. Penser à la leur. La substituer à la sienne. C’est un truc, je me dis, un bon truc pour tenir, pour résister. Pour patienter aussi (4).

Il y a cet homme, mat de peau, sourcil froncé, l’œil gris acier mobile, inquiet, qui circule, tourne, dévisage . En polo (5) et jean-basket, corps long, délié, les pieds repliés sous le siège, les mains nouées, doigts tordus les uns dans les autres comme s’il tentait d’essorer le vide. Un peu comme les fumeurs qui s’arrêtent, se sèvrent trop brutalement. Je pense à mon oncle Jules (6), exactement même geste qui dit l’addiction et la difficulté d’arrêter. Ce sont peut-être des mains qui tiennent quelque chose d’habitude. J’essaie d’imaginer. Il joue au tennis ou alors il fait de l’escrime. Peut-être un souci tendineux. Tennis elbow. Je ne sais pas trop ce que c’est, je trouve juste le nom classe. On a l’air de souffrir avec une blessure stylée. Rien à voir avec mes ligaments croisés antérieurs du genou (7).

Il me regarde et tente un sourire qui se transforme en grimace. Il en devient presque effrayant. Je rougis un peu (8), je le sens dans mes joues, leur chaleur brusque montée aux pommettes. Mon paradoxe. Adorer dévisager les autres, détester qu’on me dévisage.

Je détourne la tête. En visée le gamin, environ dix ans, accompagné par sa mère qui semble l’ignorer totalement. Un peu comme la mienne (9). C’est à se demander si toutes les mères de sportifs finissent blasées par les bobos répétés de leur progéniture.

J’observe à la dérobée, d’un regard sans doute un peu fuyant, en tout cas qui ne fixe pas de façon ostensible que l’homme. Le garçon porte un tee-shirt de l’om, un short et des chaussures de sport Nike. Pas d’ambiguïté, il est footballeur. Il ne parle pas, il est scotché à sa console de jeu (10). La mère est vissée à son magazine et fait des mots croisés. Les doigts du garçon sont rapides. Un jeu où on marque des buts. Ce serait logique mais en vrai, je ne vois pas, je ne suis pas bien située, pas dans le bon angle, mon regard doit contourner le boîtier. Je vois l’évolution du jeu sur son visage, ses aspérités, son œil mousseux, la plissure du menton, la moue de sa bouche (11). Jusqu’à l’échec. Alors entame une nouvelle partie.

La femme assise à côté de ma mère est jeune et très mince, des muscles longilignes, pieds tendus, pointes tirées, première position, en-dehors marqué (12), elle me fait penser à L. Une danseuse, j’en mettrais mon genou bousillé au feu. C’est la prochaine à passer. C’est dommage. J’aimais bien la regarder, son visage dégagé, ses cheveux relevés en queue haute, son cou de cygne (13). Habillée toute en noire (14), elle se lève avec délicatesse et une lenteur mesurée. Elle me regarde de ses yeux gris très doux, me sourit d’un air un peu triste (15). C’est là qu’elle me fait penser le plus à L. en réalité, ce visage, ce regard mélancolique. Le médecin sort avec le patient précédent, le raccompagne. De sa démarche souple, raidie par un blocage du pied droit, elle le suit dans son cabinet. Je reste seule avec ma douleur. Parce seule ou avec mère à mes côtés, c’est pareil. Ma mère qui me tance sévèrement (16), qui pense évidemment que ma façon de fixer ainsi les gens, ça ne se fait pas, que je suis indiscrète.

La douleur me lance, j’inspire une grande bouffée d’air pour la calmer et j’expire en même temps ma lassitude. Ma mère me dirait que je m’écoute. Que faudrait-il écouter d’autre dans cette atmosphère aseptisée, ces quatre murs ennuyeux, ce silence pesant ?

-1. en périphérie de ville, excroissance, excentrée, j’en compte cinq dans la ville que j’habite aujourd’hui.
-2. L’une d’elle ressemble comme une sœur à une actrice de cinéma hollywoodienne. En tout cas, elle a un peu le même visage, ou du moins la coiffure ressemble. À y bien réfléchir, c’est surtout cette coupe crantée, qui fait onduler la chevelure. L’autre est aimable comme une porte de prison.
-3. En réalité, trois. L’une d’elle est aussi une mère accompagnant son enfant. Quatre personnes mais trois passages.
-4. Dans le même style, il y a imaginer les métiers, les appartements, les histoires d’amour ou de sexe, ça aide à passer le temps. Ou lister tous les vêtements de toutes les personnes présentes. J’aime bien faire des listes, ça permet de se concentrer sur autre chose.
-5. Tiens, une marque que je ne connais pas. Moche, cette couleur. C’est ça, caca d’oie ?
-6. Très beauf et con, l’oncle Jules. Je ne peux pas le blairer.
-7. LCA pour les intimes. Et je suis terriblement, excessivement intime. Il semblerait bien que ce soit le deuxième. Joueur joue encore. Imparable quand ça fait crac (boum hue cocotte, casse toi une seconde fois ces putains de ligaments).
-8. Cette tendance que j’ai quand on me regarde trop fixement. Surtout les hommes. Me mettent mal à l’aise à me zieuter comme ça.
-9. Plongée dans le bouquin qu’elle a commencé il y a trois mois. Je la soupçonne de redémarrer le même chapitre pour la quatrième fois.
-10. Je n’y connais rien mais je crois que c’est une Sega. Sega c’est plus fort que toi.
-11. L’impression parfois que la mâchoire va se décrocher.
-12. Enfin je crois. Après toutes ses explications, je crois que j’ai compris ce qu’est un en-dehors mais je n’en suis pas sûre. Si elle était là, elle me fusillerait du regard, l’air de penser que je ne comprends jamais rien.
-13. A force de l’avoir entendu me bassiner avec le lac des cygnes, j’ai inclus l’animal dans mon vocabulaire.
-14. Mélange de gothique et de petite fille modèle. Pas un mauvais mélange.
-15. Je me demande bien d’où vient un regard si triste à une jeune fille qui a un peu le même âge que moi. Mais j’imagine que le mien ne respire pas la gaieté. Depuis un an, il doit exprimer un mélange de colère et de peur. Et probablement que la douleur doit lui donner une couleur plus sombre.
-16. Je déteste quand elle me regarde comme ça, elle fait peser tout le poids du monde sur moi. L’air de dire que toute la faute m’incombe. Je la hais pour ce regard là.

A propos de Perle Vallens

Au cœur d’une Provence d’adoption, Perle Vallens écrit et photographie. Ecrire c’est explorer l’intime et le monde, porter sa voix pour toucher. Publie récits, nouvelles et poésie en revues littéraires et ouvrages collectifs. Lauréate du Prix de la Nouvelle Erotique 2021 (au diable vauvert) et autrice d'un livre de photographie sur l'enfance, Que jeunesse se passe (éd J.Flament), d'un recueil de prose poétique, ceux qui m'aiment (Tarmac), d'un recueil de nouvelles, Faims (Christophe Chomant) et d'un récit poétique et choral, peggy m. aux éditions la place. Touche à tout, pratique encore le caviardage, le cut up (image et/ou son), met en voix (sur soundcloud Perle Vallens ou podcasts poétiques), crée des vidéo-poèmes et montages photo-vidéo (chaîne youtube Perle Vallens)...

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