#anthologie #20 | Kaléidoscope

Toutes ces photos. Boîte pleine. Noir et blanc, sépia, plus rares. Format 6×9, celui des négatifs. Bords dentelés, comme d’un cadre, un peu effrayant, dents de scie, coupures à l’index…

Celle-ci, il n’y en a qu’une qui m’intrigue, de ma grand-mère Suzanne, aussi d’une inconnue qui porte un nourrisson dans ses bras. La femme blonde, la quarantaine, forte, vêtue de blanc, large visage, ressemble à Madeleine Sologne dans un film de Jean Cocteau – L’éternel retour ?- semble brandir l’enfant vers le photographe, comme une mère, pour un ecce homo plein de fierté, qui me fait douter un instant… de quoi s’agit-il ? Mise en scène ? Serais-je le troisième sujet, involontaire de ce tableau ?

Un nom flotte dans ma mémoire, Simone R., grande amie de ma grand-mère, dont on disait « elle a disparu dans la tourmente de la libération »

Voilà ce qu’on racontait à ce propos.

Une histoire de guerre, de collaboration, de résistance, de règlements de comptes en fin de conflit, à la libération. Alors, je tendais l’oreille, saisissais des noms, comme celui de Madame R. disparue en 1945 – ne pouvant donc pas me porter dans ses bras -. Ma grand-mère, qui était son intime, fut questionnée, harcelée par les héritiers jusqu’au jour où leur voisine de palier vint leur remettre un sac de bijoux qu’elle conservait depuis la guerre. Vingt ans après, respectant ainsi le souhait de Simone. Ma grand-mère attend toujours, dans le paradis des fidélités durables qu’on lui présente des excuses.

Cette Madame R., je crois l’avoir rencontrée quand j’avais onze ou douze ans. Se serait-elle remariée avec un monsieur B.? Je pense à une journée passée avec Suzanne, chez un couple qui habitait un appartement rue Nélaton donnant sur le Vel d’hiv. Après le repas on me demanda ce que je voulais faire. Comme il faisait très chaud, je proposai d’aller nager à Créteil, au pied de l’appartement de ma grand-mère Fine. J’adorais cette baignade en face d’une guinguette à frites, aménagée sur un petit bras de la Marne, son ponton pour s’allonger au soleil et son haut plongeoir où je ne me risquais pas encore mais d’où s’élançait, dans son maillot de bain vert, la jolie M., fille du bistrot, que j’observais depuis le balcon de Fine comme j’avais, une heure avant, observé la rue Nélaton, la porte du Veld’hiv où des bus avaient, 15 ans auparavant, fait la queue pour décharger leurs passagers.

Sac de bijoux, lumière d’un 16 juillet qui n’en finit pas, rue Nélaton, Vel d’hiv, autobus bondés, guinguette des bords de Marne, mémoire en kaléidoscope que je fais tourner jusqu’au vertige, images élémentaires assemblées à la diable jusqu’aux interdits de sens.

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