#anthologie #17 | Dillard

Au bout de dix jours de briques rouges et de colonnes blanches, de sirènes de police et de chambre de Jefferson reconstituée à l’identique, de chutes de Crabtree Falls, de restaurants aux menus comme des tableaux de vols dans un aéroport, Henry nous a proposé un dernier repas, car nous repartions le lendemain. Ma fille n’avait que dix-huit mois, des yeux très bleus et un caractère affirmé. Elle pointait du doigt en continu tout ce qui pour elle sortait de l’ordinaire, c’est-à-dire beaucoup de choses, et son petit index tendu, légèrement recourbé, était pour nous semblable à celui qu’a peint Michel-Ange sur le plafond de la chapelle. Nous ne faisions que suivre cet index miraculeux en nous organisant autour de lui, avec des haltes, des siestes, des marches et des trajets dans telle ou telle voiture de location inhabituellement spacieuse. Henry nous avait proposé de prendre un dernier café dans la bibliothèque de l’université déserte — c’était l’été, nous étions venus chaque soir nous y reposer en laissant retomber la vigilance, certains qu’il n’arriverait rien à la petite dans la sécurité de pièces à rebords aux fenêtres où poser son doudou, le faire glisser contre le dos des livres, lui ventriloquer une comptine et le jeter avant de le reprendre pour l’embrasser furieusement. Nous regardions notre fille en nous commentant la journée passée dans The Hook, Downtown Mall ou Monticello, tandis qu’elle suivait le contour des carreaux du carrelage ou s’appuyait contre la petite table avec le jeu d’échecs en bois avant d’en déplacer un pion ou un fou de l’index, délicatement. C’est ce soir-là qu’Henry mentionna la présence de la femme en résidence d’écriture à l’étage, et eu l’idée de lui demander de nous rejoindre un instant — peut-être qu’un couple de Français l’intéresserait, dit-il, comme un professeur de chimie propose à ses étudiants une expérience non prévue au programme — et Annie accepta. Elle était blonde, assez petite, en tout cas pas plus grande que moi. Cheveux courts, yeux bleus, grand sourire. Elle nous demanda « Why Charlottesville? », puis se mit à sourire, et nous aussi, de sa formulation (qui voulait dire « je ne demande pas ‘pourquoi’ cette ville, toutes les villes ont des raisons d’exister, et des raisons complexes, je voulais savoir pourquoi vous êtes venus ici »). Henry lui répondit sans trop donner de détails, nos souvenirs d’enfance comme arguments. Elle nous demandait qui nous étions, et ce n’était pas compliqué de répondre, et compliqué quand même parce qu’on arrive toujours lesté d’un historique inexprimable, les faits ne parlant pas d’eux-mêmes, ou tout du moins pas tout à fait. Annie était grave en nous écoutant. Et souriante aussi. Je crois que je n’ai jamais rencontré chez personne un alliage aussi concis de mouvements simultanés incompatibles, gravité et tendresse, sérieux et légèreté – ça peut sembler cliché de l’exprimer ainsi, mais dire autrement je ne sais pas. En quelques secondes, elle avait cette capacité de déposer de la confiance partout, comme si elle en était gorgée, qu’elle en avait plus que le nécessaire et que naturellement ça lui échappait et se répandait autour d’elle. La confiance s’infiltrait dans l’air, elle traversait les vitres avec les lumières électriques du dehors, elle suintait de chaque cadre accroché sur le mur, de chaque page serrée dans les volumes alignés, grands ou petits, et elle se diffusait comme la poussière dans un rayon de soleil, une confiance dans les gens, dans les mots, dans le dire et le sens, le sens interne de vérités internes qu’on doit creuser, une confiance dans la vie. Elle parlait de Cap Cod, d’un livre qu’elle écrivait, de spiritualité, d’une cabane en montagne où elle irait couper du bois. Elle posait des questions. Elle observait la petite fille qui bâillait dans nos bras, puis se laissait glisser de nos genoux d’un coup de hanche pour repartir. Annie avait une cinquantaine d’années à l’époque. Ses cheveux sont blancs maintenant. Ma fille est grande maintenant. Je n’ai jamais revu Henry, mais nous correspondons toujours. Je n’ai jamais revu Annie, mais j’ai lu tous ses livres, comme celui où elle dit que, pendant dix soirs, seule, en résidence dans une bibliothèque, elle a poussé un pion ou un cheval sur une table de jeu d’échecs, et retrouvé le lendemain le jeu changé, la partie engagée, un partenaire fantôme jouant son tour la nuit, et je nous revois dans cette pièce, avec le fantôme de ma fille bébé remplacé aujourd’hui par une jeune femme d’une force herculéenne. Je suis heureuse qu’Annie existe, et qu’existe l’informulable des fantômes qui jouent et vont la nuit de pièce en pièce.

A propos de C Jeanney

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2 commentaires à propos de “#anthologie #17 | Dillard”

  1. C’est très beau cette confiance qui traverse les vitres. La confiance c’est de la lumière… Et j’aime beaucoup cette histoire de fantôme qui joue aux échecs la nuit.

    • Merci Perle ! (j’aime beaucoup cette anecdote qu’Annie Dillard raconte dans « En vivant, en écrivant », elle qui croit jouer contre un adversaire d’un soir à l’autre, et ce dernier soir où elle aperçoit par la porte ouverte que c’est un bébé avec ses parents qui déplace les pions) (autoritairement, j’ai décidé que ce bébé était le mien :-))