#anthologie #20 | Passer à La Trappe

de toi récemment j’ai découvert le physique – c’était en novembre dernier à l’occasion du décès de ma mère parce que la mort fait ouvrir les archives familiales – et j’étais contente de te voir enfin sur une photographie au détour d’un album était-ce dans le jardin des sœurs à Bordighera petite ville de la province d’Imperia  dans la Ligurie à cause des palmiers en arrière-plan et d’abord que reste-t-il de ce jardin et des sœurs dont une est l’une de tes cousines qui y est morte et enterrée – une plaque le stipule sur le caveau de famille au cimetière de Valence – de te voir debout et vivant mais je ne sais déjà plus si c’est dans ta robe de bure ou dans une tenue civile pantalon aux plis marqués sur le devant de la jambe pull à col roulé blouson à fermeture éclair ouvert avec négligence parce que manifestement tu ne t’attendais pas à être pris en photo à cet endroit précis au pied d’un palmier lui-même au pied d’une tour carrée genre clocheton

de toi je connaissais l’écriture quand tu écrivais à tes cousines dont ma grand-mère cueillie à la fleur de l’âge et rappelée bien trop tôt à Dieu en 1934 tu écrivais à tes cousines dans la boue d’une tranchée avec un crayon à mine sur une feuille lignée aujourd’hui jaunie tu écrivais de ton écriture fine et penchée le 16 octobre 1915 ce que le film de Christian Carion Joyeux Noël  met en images … Nous avons été de la sorte obligés de nous regarder les uns et les autres puis on a fini par faire connaissance et on a échangé du pain et de l’eau de vie pour du jambon et des cigares

c’est ainsi que toi et ton écriture êtes entrés dans ma vie à la mort de ma grand-tante en 1980 quand nous avons retrouvé dans sa correspondance tes lettres et je me demande comment cette lettre en particulier a pu échapper à la censure

ta photographie s’est glissée en filigrane sous la signature de ta lette Ton cousin Eugène celui qui est entré dans les ordres au sortir de la guerre

ta vie de religieux était-elle tracée d’avance quand dans chaque famille le rang de naissance ordonnait une place dans la société à toi aurait échoué l’ordre de te faire moine ou bien est-ce les horreurs de la guerre qui t’a retranché dans le silence de La Trappe ? tu es ainsi devenu moine trappiste et quand le film de Xavier Beauvois Des hommes et des dieux est sorti maman a lâché d’un ton laconique le cousin Eugène a séjourné à Tibhirine mais il n’y était pas au moment des massacres il a fini ses jours à l’abbaye d’Aiguebelle tu appartenais donc à l’ordre cistercien de la stricte observance vivant dans le silence la prière et le travail manuel qu’aurais-tu pu te dire si j’avais eu le loisir de te rencontrer

A propos de Cécile Marmonnier

Elle s’appelle Sotta, Cécile Sotta. Elle a surtout vécu à Lyon. Elle a été ou aurait voulu être marchande de bonbons, pompier, dame-pipi, archéologue, cantinière, professeure de lettres certifiée. Maintenant elle est mouette et fermière. En vrai elle n’est pas ici elle est là-bas. Elle s’entoure de beaucoup de livres et les transporte avec elle dans un sac. Parfois dans un carton quand il ne pleut pas. Elle n’a pas assez d’oreilles pour les langues étrangères ni de mémoire sur son disque dur. Alors elle écrit. Sur des cahiers sur des carnets sur des bouts de papier en nombre. Et elle anime des ateliers d’écriture pour ne pas oublier de vivre ni d'écrire.

4 commentaires à propos de “#anthologie #20 | Passer à La Trappe”

  1. « c’est ainsi que toi et ton écriture êtes entrés dans ma vie à la mort de ma grand-tante en 1980″  » ta photographie s’est glissée en filigrane sous la signature de ta lettre » Une belle rencontre, un témoignage très émouvant.
    Merci Cécile

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