#Anthologie #17 | La côte de R. B.

Ils étaient alignés en petits pions fébriles et plats sur l’espace millimétrés du balcon. Quand je les ai aperçus, je me suis dit que cette terrasse formait une enclave au carré : aux frontières partout la guerre qui n’en finissait pas de finir, mais ici le calme absurde de la montagne, la neige de printemps qui pesait sur le pic Chaussy, et puis ce bâtiment qui vous dominait avec morgue, avec orgueil, il aurait prétendu guérir la montagne si elle s’était mise à tousser. Le vaste du paysage et le rétrécissement de la vie, là, un quotidien à bout de souffle autour des mesures prises, des repas à heure tapante, de postures du corps imposé. C’était la deuxième fois que je venais le voir et déjà il se levait de sa chaise longue, il avait vilaine mine mais il m’a souri très gentiment et son bonjour m’a rendu sa voix intacte, chaude comme avant. J’ai remarqué qu’il avait une nouvelle robe de chambre un peu chic, dont le feutre lui donnait un air un peu benêt mais très artistocrate. « C’est Mam qui me l’a fait envoyer – elle s’inquiète beaucoup. » Je lui ai donné les livres qu’il m’avait réclamés, il avait enfin rencontré quelqu’un à qui parler ici – « ces gens sont d’un ennui mortel tu sais, et tout le temps la promiscuité avec la bêtise, l’absence de délicatesse dans la pensée, ça m’étouffe plus que les taches qu’on me montre après chaque radio » – mais là cette fois, ce jeune homme-là, quel élan ! « Je te le présenterai, il s’appelle Georges… s’il te plaît ne le cherche pas trop sur Trotski, il s’enflamme vite… » Je n’ai pas bronché, je voulais surtout savoir ce qu’avait donné son pneumothorax la semaine dernière. Ça avait été un cauchemar, comme chaque fois, et puis les jours qui suivaient il fallait manger gras malgré la nausée, un bouillon lui aurait suffi. Au bout du couloir nous sommes entrés dans sa chambre où l’air de Leysin ne parvenait pas à sédimenter l’odeur fade et vaguement sucrée du médical. J’ai remarqué la pile de journaux qui s’entassait dans un coin, le dernier datait de la semaine précédente. Le temps ne passait pas ici. Il a trottiné vers sa table de nuit, «  il faut que je te montre quelque chose, je ne sais pas quoi en faire, ça me crispe d’angoisse », j’ai regardé son profil très net, effilé, je me suis fait la réflexion qu’ici il finirait par adopter la silhouette escarpée des sommets alentour. Il est revenu avec un petit bocal, dedans un bout d’os très blanc. « Ma côte » – « Quoi ? Mais comment ? » – « Ils ont dû me retirer un morceau de côte… pendant le pneumo… tu as vu comme il a l’air faux, artificiel ? je ne parviens pas à l’imaginer à l’intérieur de moi. Ce n’est pas moi. » J’étais un peu effaré, pourquoi gardait-il ça ? « C’est bête, je sais, c’est comme une impossibilité ». Il avait une expression indéfinissable sur le visage. « Je crois que si je m’en débarrassais, j’aurais peur que ma respiration s’arrête instantanément. »

A propos de Sophie Jaussi

Oscillation perpétuelle avec l'écriture en aménagement (à défaut de point fixe). Fil funambule entre la recherche et la création, l'université et son dehors (ses marges, ses contrepoints), l'interne et ce qui peut en être transmis. J'habite beaucoup les trains entre la Suisse et la France. Depuis 2021, j'anime un atelier de création littéraire au sein du Master de Français de l'Université de Fribourg.

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