#anthologie#20/ le dernier enregistrement (3) et quelques notes « mode d’emploi »…

                                                      

C’est la seule photo que j’ai de toi avec ton  violon, ton instrument. Tu le tiens verticalement (1). On  t’ a surement posé là. Pour la photo de la fête (2). Tu es accompagné des autres membres de l’orchestre (3)  de musique orientale.

Tu viens sûrement de terminer la dernière « Nouba »(4) et les convives sont  bien fatigués de cet après-midi rythmé à force d’ alcool et de coups de tambourin.

Te voilà avec tes lunettes noires  et ton petit chapeau.  Il fait très chaud sous le soleil  d’ Oran.  Ta cravate te sert le cou mais  tu tiens à garder ta veste de costume à l’ européenne (5): tu es français et tu joues de la musique orientale. Il faut que les choses soient claires.(6)  

L’Algérie ne connait pas encore son indépendance et toi tu l’as fait chanter et danser.

Ton visage est toujours figé sur les photos. Pourquoi, et à qui  sourirais-tu ? tu ne vois rien ni personne. Tu  sembles  toujours être ailleurs dans un au-delà de toi. Tu aimes jouer du violon, mais pas  peut-être pas  de celui-là ? Peut-être même , aurais-tu voulu jouer d’un autre instrument , je ne le saurai jamais.

 Tes filles aiment que tu leur  interprêtes du Charles Trenet, mais d’oreilles,  c’est presque ça, enfin, pas tout à fait ça, mais ça y ressemble…. En tous cas ,  elles chantent tes filles et elles aiment danser quand tu essais de reprendre des refrains entendus à la TSF. Tu entends leur pas sur le parquet ,  et le froissement de leur jupe sur les airs de boogy-boogy . En 1944, l’Algérie est joyeuse, les américains ont apporté le Coca- cola, les chwing-gum à la menthe et leur musique endiablée.

– Attention Julia, je sens que tu vas perdre l’équilibre, Paula , allez,  lève-toi , ne sois pas timide, tu es la seule à ne pas danser avec tes sœurs…

–  Papa , on t en supplie, joue-nous encore quelque chose…

Tu es fatigué de toute cette excitation, il fait chaud et ta femme t’apporte un thé à la menthe ; mais Josy : « tu n’as pas rien de plus fort, à cette heure , j’ai besoin de quelque  chose de frais qui me fasse tenir et jouer  toute la nuit , tu sais bien que la soirée ne fait que commencer… »

Josy sait qu’il va encore rentré bien alcoolisé  après sa tournée des cafés de la Place d’Arme et qu’il va la poursuivre avec sa canne  blanche d’aveugle dans le noir après je ne quel coup de sang … elle sait qu’à partir d’une certaine heure il n’y a plus sa raison ,  elle finit toujours par se laisser attraper pour qu’il se calme ; et quelques coups de canne n’ont jamais tué personne…et puis ils se couchent…le matin , c‘est Rica qui lui apporte son petit déjeuner.

Il sait la reconnaitre entre toutes.  C’est la première levée avec  sa mère .  Elle sent l’eau de toilette à la lavande . Elle n’en met qu’une seule goutte. C’est un cadeau précieux  de l’américain…  Elle se prépare pour aller à son atelier de haute couture au centre-ville , juste  à côté du Magasin des « Grandes galeries ».

Louiso a passé son certificat d’étude  juste avant la guerre. Le nécessaire pour  lire , à son père,  à voix haute,  toutes les actualités de la métropole… on est en 1945  , l’économie va reprendre, tu vas enfin , pouvoir vivre de ta musique, repartir en tournée et enregistrer ton disque …(7)  

(1) On joue le violon oriental à la vertical . Il est constitué des mêmes cordes que le violon classique mais ces accords sont différents

(2) Il devait s’agit soit d’un mariage ou d’un communion dit aussi « Bar Mitvah », dans les rituels judaîques, c’est une étape fondamentale et initiatique qui encre désormais l’enfant- garçon dans la communauté des adultes, et celle-ci le rend responsable vis à vis des autres hommes et vis à vis du Tout puissant.( Il existe le même rituel pour les filles dite Bat-Mitvha)

(3) Je n ‘ai aucune trace des autres membres de l’orchestre. après l’indépendance et le rapatriement de la communauté des pieds-noirs d’Algérie, tous ont été éparpillés d’abord dans des camps de réfugiés puis dans la France entière.

(4) Il s’agissait de passage de musique qui venait clôturer , une longue introduction musicale. Il n ‘y a aucun trace des livrets de musique , car cette musique était transmise uniquement par le chant et la voix transmise de génération en génération. la méthode d’apprentissage reposait sur l’écoute , il fallait intérioriser et reproduire ce qui était reconnu par la voix.

(5) Sur cette photo tu dois avoir 17 ans , tu commences ta carrière musicale. Tu as appris la musique dans une école célèbre à Tlemcen , par les grands maitres de musique arabo-andalouse qui t ont enseigné le Maalouf. Cette école fait une grande place à l’improvisation qui , dit-on, guérit l’âme. Tu as appris, très jeune, à pouvoir te mettre à nu devant et avec ton instrument en exacerbant toute ta sensibilité dans une pureté absolue. Seule condition à la transmission, qui est vécu par les instrumentistes comme un devoir d’humanité. C ‘est un responsabilité excessivement difficile pour un jeune adolescent qui de surcroit est aveugle. il n ‘est pas le seul à être atteint de cécité , c ‘est très fréquent à l ‘époque; les aveugles sont considérés comme des êtres d’exception, car ils ont un sens musical inné . Tu feras tes classes avec une autre aveugle qui devient très célèbre dans tout l’Afrique du nord . Il s’agit de Reinette , l’Oranaise qui est aussi une grande poètesse. Elle a eu accès au braille par la volonté parentale ce qui l’ a sauvée; ce n ‘est pas le cas ton cas, tu passeras le reste de ta courte vie , (un demi-siècle seulement pour un si grand artiste) dans l’ombre de cette femme en l’accompagnant au violon; elle pratiquait le Oud.

(6) Ici je dois faire tout un travail de recherche sur le statut des juifs qui sont devenus francais par le décret Crémieux. La co-existance des deux communautés française et arabo-musulman est harmonieuse pendant des générations surtout dans le milieu artistique qui parle le même langage et partage la même sensibilité.

(7) Voici quelques pistes de mon gigantesque travail de recherches et d’harmonisation. je dois dire que je passe par des périodes de découragement , car j ‘ai très peu d’informations; mais il ne sert à rien d’être exhaustive… Modiano et Perec sont des maîtres en la matière. Je vais donc combler les vides avec ce qu’il me reste de cette mémoire familiale transmise par ma mère qui a 90 ans et pour qui tous ces souvenirs sont douloureux et délicats à évoquer . Son silence la protège parfois et me protègerait-t-il?

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