#anthologie #20 | Danish-red-skin

Longtemps je n’ai pas su ton nom, je l’ai imaginé. Sur la seule image que je connais de toi, on te voit assise sur les marches du perron d’une maison de bois, c’est en Amérique à Quincy en Floride apprendrai-je plus tard. Longtemps je t’ai cru danoise. J’ai imaginé ta traversée sur le bateau à côté de ce père aux mains roides, dans les jupes de cette femme qui avait déjà cinq enfants dont trois morts. J’ai imaginé votre migration par les plaines ; l’attaque ; l’enlèvement. J’ai vu leurs corps démembrés ; je t’ai vue sur le cheval pi dans les bras de l’indien

Tu te tiens assise sur les marches de bois devant la maison de bois, cette couverture à bandes horizontales qui enveloppe tes épaules – non ce n’est pas un châle –, droite comme une squaw. Ta jupe, sans doute un gros coton de toutes saisons, couvre tes chevilles, tu portes des boots à lacets – toujours il marcherait pieds nus, je me dirais que ça venait de toi l’aïeule grandie avec les Sioux; et comme un jour il reviendrait de la mort je me dirais que ça venait de toi l’aïeule rescapée qui buvait du pétrole et qui avait dormi avec les loups

Ton cou maigre serré par un bouton, ta coiffure sèche en bandeaux, ton visage maigre ( je dirais que tu ressembles à la chorégraphe allemande ) mais tes cheveux sont blancs. Quel âge as tu ? longtemps que tu ne saignes plus. Combien d’enfants as-tu porté ? je te vois accroupie adossée à l’arbre tirer le premier de ton corps et tu ne sembles pas surprise ; c’est avec sa hache qu’il sépare l’enfant de toi ce danois qui t’a épousée : orpheline au passé obscur ; longtemps l’enfant te boira comme tu l’avais vu faire sous les maisons de peau 

La légende dit que tu es restée de tes quatre à tes douze ans sous les tipis ; qu’un jour un de leur guerriers t’a laissée aux religieuses, les Sœurs de Saint Joseph s’il faut leur donner un nom : voulait-il te soustraire aux massacres qui les condamnaient et toi avec eux ; je crois qu’ils t’ont aimée eux qui t’avaient arrachée aux tiens

On t’aura vue monter à cheval comme un homme ; on dit que tu auras soigné avec leurs herbes, enfin je l’imagine. Pourtant cette Bible de chevet

On dit que tu étais mutique, que tu marchais la nuit; que tu aimais le vent et la pluie comme les bêtes. On t’a entendue chanter dans une langue bizarre

Je veux croire que tu as tendu des fruits aux mains déchirées de coton, que tu n’as pas lynché les noirs avec les autres

Assise deux marches plus haut, avec toi sur la photographie, il y a une jeune femme, elle est française, ce doit être en 1921 puisqu’elle est enceinte. Ce doit-être lui qui photographie, l’américain parti pour la France en 1916 photographier les tranchées, ton petit fils reporter dans l’armée qui avait épousé la française retoucheuse de photographies. Je sais que lui et ma grand-mère ont embarqué précipitamment parce qu’on te disait mourante

Je ne sais pas si tu le regardes derrière l’objectif. Je ne sais pas si tu penses à l’enfant qui va naitre; à la mort qui s’approche
Tes mains gardent silence

Il y a quelques mois on m’a dit que tu étais Irlandaise. O’Hara, on m’a dit : de la vallée boisée aux grandes plaines, si c’était vraiment ton nom
Toi tu ne dis rien

A propos de Nathalie Holt

Rêve de peinture. Quarante ans de scénographie plus loin, écrit pour lire et ne photographie pas que son lit.

7 commentaires à propos de “#anthologie #20 | Danish-red-skin”

  1. Merci Nathalie pour cette « little big woman » et toutes ces voies ouvertes, là, présentes. Quelle force vous avez de pouvoir tisser ensemble tous ces liens des histoires particulières et universelles. Ici comme dans la photo qui dépasse. Grande, très grand beauté.

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