anthologie #19 | paradoxe du trop familier.

Jacques Chirac un 14 juillet 2006, il sait marquer les pauses, corps et voix, Jacques Chirac parle du Liban, s’inquiète de sa démolition — les images de la vieille guerre me reviennent, au cas où j’aurais oublié ;

le Liban à la une des journaux en France, le Liban par terre ce 13 juillet 2006, je reconnais d’anciens mondes ; on parle de nous à l’étranger, me dit mon petit frère au téléphone, j’entends son sourire, je m’inquiète moins le temps d’un sourire ;

le port de Beyrouth explose le 4 août 2020, photos partagées sur WhatsApp et mon premier réflexe : c’est truqué et mal truqué, ce n’est pas bien de falsifier les images pour ajouter du drame au drame ; mon premier réflexe, en vouloir aux images, penser complot ;

l’unique cinéma du quartier et ses affiches, je suis petite, j’envie les adultes, eux autorisés — Achrafieh, l’avant-guerre ;

ici la mort n’est pas abstraite,1980, un éclat d’obus dans le corps de ma cousine, de son bébé (elle le tient contre elle) ; ce que je n’ai pas vu que je vois encore, cruauté de l’imagination sans image ;

lessive et femmes autour, beaucoup trop de joie et d’emphase pour chanter la propreté ordinaire ; ça serait donc ça la suite ? ça, la vertu ? la pub passe, revient, accroche… je connais encore aujourd’hui les paroles et les sourires excessifs à l’écran ;

sur les panneaux de l’autoroute, les cigarettes font triompher les visages, virilité éclatante et romantisme béat — ils se succèdent, immenses écrasants, seule la marque change ; comment s’étonner d’entendre tousser une société de fumeurs ;

peu de photos sans profusion de nourriture, à croire que nous avons passé notre vie à table ;

2020, la jeunesse dans les rues de Beyrouth — vidéos et images tous supports, suffit-il de les regarder, de s’en émouvoir, pour participer à une révolution ; de l’écrire pour la vivre à distance — et pleurer incrédule ;

ma grand-mère dans son fauteuil devenu trop large — elle regarde l’objectif sans chercher à comprendre ; terriblement amaigrie comme si souvenirs et connaissances avaient fondu, corps vidé de tout passé : pour cela peut-être qu’elle ne nous reconnaît pas, qu’elle regarde sa fille comme gentille inconnue qui s’occupe d’elle — cette photo-là ;

le Liban à l’approche, Beyrouth de l’avion comme ville étrangère— paradoxe du trop familier ;

mon grand-père coiffé d’un tarbouch, jamais vu son crâne ; serait-ce même pudeur que sexe caché ;

nous enfants dans les branches des arbres du jardin, trois citronniers — les parents fiers de vivre de la terre en pleine ville et nous heureux de choses sauvages ; les photos d’avant-guerre se ressemblent ;

ma tête sur son épaule, je dors — un jour on perd cette bienheureuse confiance.

A propos de Gracia Bejjani

Gracia Bejjani est née à Beyrouth. Elle a quitté son pays à vingt ans, elle a fugué, n’a jamais quitté. Elle dit : « J’écris, je filme, photographie. J’écris ». Elle est auteur du recueil J’ai appris à parler sur tes lèvres (La Kainfristanaise). Ses textes sont publiés par de nombreuses revues comme la NRF Gallimard, l’anthologie 2024 du Printemps des poètes (Castor Astral), Décharge, Wam, Lettres d’hivernage, Radicale… et en ligne par le Courrier International, Plume Francophone, Hors-Sol, Poema… Elle a été programmée au Festival Extra Litteratube à Beaubourg, à la Maison de la Poésie de Paris et au Festival international de Poésie de Roulers (Belgique). Elle tient également une chronique dans la rubrique « culture » d’Ici Beyrouth. Sa chaîne YouTube, régulièrement alimentée par de nouvelles créations, regroupe à ce jour près de sept cents vidéos-poèmes. – Site : https://graciabejjani.fr/ – Chaîne : https://www.youtube.com/c/graciabejjani

6 commentaires à propos de “anthologie #19 | paradoxe du trop familier.”

  1. Le titre donne à la série une importance folle, et elle a une importance folle, instant familier à qui sort les photos de l’album, instants uniques et intrigants pour celleux à qui elles sont montrées.

  2. Tu disais hier soir pendant le zoom que tu n’aimes pas écrire des descriptions.

    On est dedans ces images, elles sont sans cadre, justement sans description, les êtres sont là directement, sans médiation
    .

    • Merci Tristan, je ne sais probablement pas « définir » les descriptions, j’aime tout ce qui relève de sensations, incarnation… j’ai du mal avec le « romanesque »,
      désolée pas clair tout ça
      immense merci pour ta lecture et ton message qui pousse plus loin la réflexion (réflexion à suivre ?)

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