Le 4 septembre 1995, Daniel Emilfork menace de lâcher les répétitions de Lulu, il dit qu’il est très mal, qu’il faut que Jean-Luc Lagarce le remplace. Ce jour-là, Jean-Luc Lagarce écrit dans son journal que quelque chose pend au-dessus de leur tête. Ce n’est pas une petite chose, il ne s’agit pas simplement de remplacer Daniel Emilfork, dans cet épisode, comme au théâtre, la fatalité promet de tout envahir, de tout retourner. Je me glisse derrière le rideau dans les coulisses, j’imagine pouvoir prendre les ficelles du deus ex machina, j’imagine ma propre mise en scène. Jean-Luc Lagarce appelle « catastrophe » les menaces de désistement de Daniel Emilfork. Ça aurait pu être une petite chose, une chose banale comme une assiette de riz qu’on partage. J’attends derrière le rideau, je voudrais bâillonner la fatalité, je me retiens pour ne pas crier trop tôt. Le jeudi 11 septembre, Jean-Luc Lagarce écrit dans son journal que Daniel Emilfork va lui mener une vie d’enfer. Mais l’enfer commence réellement quand il rentre chez lui le soir, qu’il se couche et qu’il grelotte de froid. Je suis toujours derrière le rideau, je tourne les pages plus vite maintenant. Lagarce attend encore une lettre d’amour de celui qu’il appelle le jeune aspirant de Brest. Il dit qu’il souffre, qu’il ne croit plus à rien, qu’il doit s’éloigner. Je tremble à l’idée que le rideau soit tiré si vite, si tôt, si tragiquement. Le mercredi 17 septembre, Jean-Luc Lagarce écrit que le plus terrible c’est l’abandon de son propre corps. Il a une pensée pour Michel Cressole qui vient de mourir du SIDA. Il a annoncé les catastrophes, il a vu venir la vie en enfer et la rupture avec l’amant fantasmé. Il a vu le rideau bouger. Je m’enroule dans le tissu qui m’empêchera de voir. Le journal s’arrête là, à l’abandon du corps, comme la plume tombe des mains de Roxane dans les Lettres persanes. Mais l’épuisement total du corps empêche Lagarce de formuler son « je meurs ». J’ai lu le journal, j’ai assisté à la mort de Lagarce derrière le rideau, tournant frénétiquement les pages, désemparée, comme si un ami très cher était en train de partir.
beau choix, et troublant…