#anthologie #10 | sans annotation

Elle a soixante ans. Son premier petit fils est né. Elle est heureuse, c’est le premier garçon de la génération et probablement le dernier. Elle est heureuse car elle a eu peur qu’il n’arrive jamais. Elle a vingt cinq ans et elle a deux garçons. Ils sont tous les deux blonds, comme elle et comme son mari. Elle les regarde écrire sur les murs de la maison qui viennent d’être dressés et qu’ils vont ensuite recouvrir de papier peint. Elle a cinquante-huit ans. Elle est dans le salon de la maison qu’elle n’a plus quittée depuis qu’elle l’a construite. Le salon est plein, plein de gens qu’elle connaît, plein de gens qui pleurent. Mais elle les voit à peine, elle a à peine conscience qu’elle n’est pas seule dans sa tristesse. Elle a cinquante-neuf ans et comme elle en a pris l’habitude, elle reste seule à côté de la tombe alors que son mari va chercher un peu d’eau pour les fleurs, et c’est bien un oiseau, pas toujours le même, qui vient voler autour d’elle. Il est là. Elle a trente ans. Elle est sur la plage, casquette sur la tête, mots-croisés dans les mains, elle regarde ses hommes jouer sur la plage. Ils gardent un œil sur elle aussi. Elle a cinquante-cinq ans. C’est l’été et elle fait des tresses dans les cheveux bruns et blonds de ses petites filles. Hier une des deux lui a dit qu’elle détestait être ici, elle essaye de ne plus y penser. Elle a beaucoup pleuré. Elle a soixante-deux ans et ils doivent rapidement faire leurs bagages. Ils n’avaient pas prévu de partir si vite. Elle se demande si son fils lui reparlera encore, s’ils vivront tous ensemble d’autres moments comme celui-ci. On était si bien. Elle a vingt ans et elle se marie. Elle aime beaucoup sa robe. Elle voit ses frères, cela lui fait plaisir. Elle a dix-neuf ans et elle le rencontre pour la première fois. Elle le trouve laid. Il n’est pas du tout comme elle se l’était imaginée à partir de la photo qu’il lui avait envoyé. Elle a l’impression qu’on lui a menti. Elle a quatorze ans et elle est allongée sur une chaise longue au sanatorium. Elle entend les râles des autres jeunes pensionnaires autour d’elle. Elle n’ose même pas tourner la tête pour les voir. Elle a dix-huit ans et elle vient de recevoir une lettre de son frère, une lettre d’Algérie, il décrit peu la guerre, et en même temps elle ne veut pas savoir, il parle beaucoup de sa solitude à elle et il lui dit avoir trouver une solution, un ami, seul lui aussi, qui ne reçoit des lettres de personne, veut-elle bien lui écrire ? Elle a seize ans et elle est agenouillée sur le sol pour faire briller le parquet. Elle aime bien s’atteler à cette tâche simple, elle la préfère à celle de la toilette des malades. Elle se lève et le sol brille. Elle a quatre-vingts ans et elle a cru mourir. Elle sent bien qu’elle se remet difficilement de la maladie. Elle n’a plus trop envie de quitter longtemps la maison, au cas où, sait-on jamais, si elle se sentait mal, n’est-on pas bien chez soi, quel besoin d’aller à Étretat, on met deux heures de route pour voir quelque chose en une demie heure, non vraiment ça n’en vaut pas la peine, elle préfère se mettre sur sa chaise longue dans l’allée de garage.

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