#anthologies #17(2) | les jours passent et

Ce 12 avril, au 46 rue Hippolyte Maindron, je pousse la porte d’un atelier que je crois être celui de Karol un graveur polonais, ami d’ami, qu’il faut ravitailler en vin et cigarettes depuis qu’il a chuté d’un échafaudage. Dans la lumière diffuse, sous la verrière, une femme est assise le buste nu. Tout à fait immobile; sa poitrine irradie : toute sa peau, comme si d’un ange. Pardon, ai-je dit, je crois que je me suis trompé. Si tu t’es trompé, nous sommes frères ! Un homme que je n’avais pas vu se tient sur la gauche dans l’ombre, en parti caché par un chevalet : Deux jours que je fais fausse route ; elle se dérobe ; elle fuit. Regarde. Regarde comme elle… Les graves de sa voix, ce sont eux d’abord; puis l’accent, et les mains aux pouces retournés, puis la masse de cheveux en broussaille, et les sillons de chaque côté des lèvres, et les yeux avec leurs valises comme une réserve de regard : tout gris. Tu as une cigarette ? La sienne n’est plus qu’un clopot gris sur gris pincé entre ses lèvres… Attends! ne bouge pas ! Il murmure : attraper ce qui fuit ( les jours passent et je m’illusionne d’attraper ce qui fuit ); le pinceau se lève, disparait avec la main derrière le chevalet ; c’est comme un bruit d’air soulevant une feuille, comme une feuille frottant ses ailes au ciment d’une cour, ou un battement de paupière. Je n’ose plus les regarder: ni la femme ange assise dans la lumière, ni l’homme creusé d’ombres… autour d’eux des figures aux traits d’huile et de chaux, des trous, des biffures. Je distingue des plâtres et des terres sur pied, figures de fil en lame de couteau, humaines et mâles et femelles aux chairs accidentées… Mais Caroline, c’est le prénom qu’il dira tout à l’heure, Caroline se lève, elle déchire la lumière… elle s’enveloppe d’un manteau et disparait. Le pinceau tombe avec un bruit de fer : Je m’appelle Alberto me dit l’homme de grisaille : viens on va boire un coup. Rue d’Alésia il pleut Alberto Giacometti remonte le col de son imperméable; nous traversons le passage clouté; ce jour-là Cartier-Bresson ne prend pas de photographie.

A propos de Nathalie Holt

Rêve de peinture. Quarante ans de scénographie plus loin, écrit pour lire et ne photographie pas que son lit.

5 commentaires à propos de “#anthologies #17(2) | les jours passent et”

  1. Aux cheveux, j’ai hésité, et puis aux cernes sous les paupières, l’ai reconnu ! Parce que j’ai vu d’un seul coup cette couverture de ce livre Ecrits, que j’avais adoré ! Merci, Nathalie !

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