#anthologie #13 | La cour

On y accède en suivant une ruelle étroite et étouffante. Déjà on aperçoit le palier du premier étage qui surplombe le parc du lieu qu’ils appelaient entre eux le château. Des branches s’étendant comme des bras lui fouettent le visage, griffent ses joues, écorchent ses oreilles. Les fenêtres très hautes s’ouvrent sur les arbres. Au loin, derrière le mur en pierres de taille qui affleure l’étroit passage, par-delà le chien-assis qui fissure par endroits depuis le temps, il distingue nettement les mouvements circulaires de ses feuilles qui mouchettent le ciel de petites formes elliptiques. Le chêne est une masse aux proportions qui lui semblent gigantesques, avec toutes ses nuées tentaculaires, toutes différentes, mais formant une seule et même couverture sombre, des branches qui font bloc dans l’espace, comme une rangée de dominos ou une armée de lianes, avec en perspective la cime fantasque des bambous de la cour où avait jailli autrefois le cri de douleur du frère. Il est tout petit quand il marche. Il ne se tient pas droit. Il oscille un peu. On lui reproche souvent d’être bancal. On le menace. On le gronde. S’il le faut on lui mettra un balai dans le dos pour qu’il se redresse. L’air atterré, il tourne dans la rue des Frères. Il y a là le marché des Halles, tout près du cinéma qui longe le parking qui a remplacé le parc. Ils s’y promenaient souvent avec leur père. Il portait aussi un pardessus râpé, comme dans la chanson. Il s’obstinait à vouloir le mettre tous les jours avec de vieilles bottines fourrées en cuir noir. Il tapait le sol des centaines de fois dans la journée pour retirer la terre de dessous ses chaussures et c’était un vrai passe-temps de le regarder faire. Parfois sur l’un des bancs du parc, il se déchaussait et pouvait inspecter le bout de ses pieds plusieurs minutes durant, devant ses fils fascinés par ses orteils qu’il tordait ou aplatissait comme du caoutchouc. Puis il remettait ses godasses et il sortait de sa poche son opinel pour retirer la terre séchée de ses semelles. C’était son premier travail avant le pétrissage, le moulage ou le façonnage. Il arrosait. Il bêchait. Il élaguait. Le parc est une vaste dalle de béton désormais, avec des lignes blanches tracées au sol pour symboliser l’emplacement des véhicules. Il ne reste plus à sa contemplation que ce qui est invisible et insaisissable. Il passe toujours par l’arrière de la maison. Il entre dans la cour comme un ridicule petit Tarzan qui se serait égaré dans une jungle. La cour est ombragée. Il y a beaucoup de monde à l’époque. Il y a quelque chose de très décevant dans ces grandes tablées. Lui a conçu cette cour ouverte, dans le libre exercice de son imagination, comme un jeu sérieux. Mais le quereu ne supporte pas, à ses yeux, l’exercice de l’altérité. Loin d’être le champ d’expérimentations infinies de tous les possibles de l’enfance, ce lieu tellurique devient le temps d’un repas de quartier, le misérable agrégat d’une vie singulière prise dans l’algorithme insensé de toutes les autres vies du voisinage. Les adultes sont tous hilares, futiles, replets. Le banquet débouche sur une beuverie, non sur une véritable convivialité. Les phrases s’envolent, vagues et insipides, dans une mélasse indigeste de poncifs et de lieux communs. Un énorme ennui se répand dans la cour. Il est Fifi, ce garçon maigre et introverti. Il aime cette petite cour ombragée au pied de la maison, son atmosphère secrète, les tuiles émeraudes de ses arbres. Il se délecte de la beauté de leurs floraisons, de la pureté de leurs troncs, de la netteté de leurs silhouettes, des ombres précises de leurs feuillages. Lorsque le soleil se trouve bien en place et ses rayons bien tracés à travers la toile des cimes lointaines, alors il peut commencer à jouer – seul d’abord, puis rapidement rejoint par une meute impressionnante d’enfants – et mettre en place ces lignes d’essais imaginaires où naissent les désirs ardents d’en découdre. Dans l’évidence du jour, à portée d’une nature terreuse et du front végétal d’une forêt de chênes, rien ne le prédestine à la tentation du puits. Il trône là comme un piège, au milieu des visages rougis d’efforts. Et pourtant dans ses rêveries, dans ses courses effrénées pour aplatir le ballon dans la zone d’essai, le frêle aspirant rugbyman associe ce qu’il appelle sa quête de réparation à une plus obscure élaboration du péché, un péché de sang, qui occupe tout son esprit et qu’il a gravé à même l’écorce de l’arbre centenaire.

A propos de Camille Bréchaire

Camille Bréchaire vit et enseigne la littérature à Angoulême. Il lit et écrit dès qu’il le peut.

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