« Le jour où vous cesserez de vouloir démontrer quelque chose, en espérant que ce jour advienne, c’est tout le malheur que je vous souhaite. Revenez me voir. » Il m’avait dit ça en expulsant lentement la bouffée d’une cigarette. La spirale de fumée, en s’élevant, semblait refléter la profondeur de cette réflexion. Pour dissimuler mon malaise face au silence pesant, je consultai ma montre.
« Il est l’heure, » dis-je d’une voix effroyablement enfantine, celle qui me trahit toujours lorsque je me sens plus bas que terre. L’homme de lettres, perdu dans sa contemplation de l’extérieur, ne sembla même pas m’entendre. Il ne tourna pas la tête. Quelque chose était clos.
Timidement, mais avec irritation, je tentai de suivre son regard, de percer moi aussi l’opacité des vitres poussiéreuses de la pièce où il m’avait reçu dix minutes auparavant. Tout était flou. Mon regard ne parvenait pas à traverser cette opacité, et j’imaginais sans peine l’écart entre nous. Lui, l’homme de lettres, plissant légèrement les paupières, avait accès à tout l’extérieur, le grand dehors, le monde.
Il y voyait des choses qui m’étaient invisibles, et c’était terrifiant de penser qu’elles pourraient le rester indéfiniment. Des choses inatteignables, innommables, dont l’absence me manquerait affreusement. J’en ressentais déjà la douleur physique. Je me tortillai maladroitement sur ma chaise, puis me mis d’un coup sur mes deux jambes, balbutiai un au revoir et ne reçus qu’un adieu en retour.
Vous pouvez être un des plus grands acteurs de votre génération, et être un con achevé dans la vie, dit le petit jeune homme. Tout ça pourquoi ? Parce que l’acteur l’avait à cet instant oublié. Il avait fait tout ce déplacement depuis Aubervilliers vers Les Halles et repris encore une correspondance pour se retrouver à l’heure au théâtre à République. Il était arrivé en nage, sa chemise collant désagréablement le bas de son dos, son sac en bandoulière, un de ces vieux sacs photo avec des protections intérieures en mousse, objet désuet des années 80. Il avait insisté pour qu’on le laisse passer.
« Mais puisque je vous dis que j’ai rendez-vous avec monsieur F.H. C’est pour un reportage, oui. » Il était arrivé pile au moment où Andrzej Żuławski engueulait C.L. puis F.H lui-même. Le visage de l’acteur était devenu blanc, presque fondant comme de la cire sous l’effet de la chaleur. La sueur. Les éclats de voix. Le maquillage dégoulinait. Ce n’était certainement pas le bon moment pour lui rappeler leur rendez-vous. Mais il le fit tout de même. L’acteur ne le regarda même pas, le laissa planté là dans l’étroit couloir, à la porte de la loge derrière laquelle il venait de disparaître. C’était terminé, définitivement, il le comprit. Depuis, le jeune homme ne loupait pas une occasion pour dire à qui voulait bien l’entendre, ou pas :
« Vous pouvez être un des plus grands acteurs de votre génération, et être un con fini dans la vie de tous les jours. » On le toisait un instant comme si on voulait ajouter quelque chose, puis on reprenait le cours de ses pensées. Tout le monde oubliait si facilement, sauf lui, le petit jeune homme. Sa rancune était tenace.
« Tu devrais lui apporter des fleurs, des roses rouges n’est-ce pas ? » « Mais si elle est aveugle, quelle importance ? Et même, on pourrait choisir des fleurs moins coûteuses, on ne roule pas sur l’or tout de même. Mais Arletty, ce n’est pas rien ni tous les jours qu’on irait sonner à la porte avec un bouquet. »
Sur la boîte aux lettres, c’était écrit madame Bathiat rue Rémusat. Ce n’était plus elle qui ouvrait mais une jeune fille aveugle, elle aussi. Sans doute une artiste de l’association des artistes aveugles du faubourg Saint-Martin. « Moi, je suis une fleur du faubourg, » ajoutait-elle toujours avec malice. « Surtout une belle saleté de collabo, » avait dit R. en se remémorant. « Arrête-donc tes bêtises, est-ce que tu y étais, en quoi tout ça te regarderait ? Un portrait de Céline à côté de Soehring le boche – ah l’amour, quel métier d’enfer. »
Des petits pas menus, une autre artiste aveugle. « Des chrysanthèmes, comme c’est aimable à vous, un peu précoce mais bien gentil tout de même. Madame Arletty dort. Si vous voulez, laissez votre carte et repassez demain ou un autre jour. »
Mille fois je me suis imaginé la maison du poète, le voyage en car jusqu’à Omonville-la-Petite. Madame Blaisot, notre professeur de français, aurait certainement porté sa robe beige, son imper clair et son écharpe rouge. Il pleut souvent dans la Manche. Ce jour-là, je n’ai pas pu effectuer le voyage, j’étais alité, ma santé fragile au tout début de l’adolescence. Ma mère avait téléphoné à la dernière minute. « Désolé, il ne pourra pas venir, » et elle avait raccroché. J’en avais été vraiment peiné et cette peine s’était immédiatement transformée en quinte de toux et curieusement en cette rêverie : effectuer le voyage vers Prévert par mes propres moyens, notamment à travers le recueil « Paroles » que je chérissais particulièrement.
J’étais à Nantes sur un pont à Brest dans des ruines, les bombes, les cris la guerre , la chanteuse Barbara, avec les joues et le front giflés de pluie, sur l’ air de Göttingen ou bien j’entendais le petit bruit de l’œuf dur que l’on brise sur un comptoir d’étain et qui sert le cœur de l’homme qui a faim. À 10h, le car a dû s’arrêter pour faire une pause et j’ai sorti mon sandwich, j’ai cassé la croûte avec tous les autres. Il y avait de l’eau et du sirop dans ma gourde. Ce sont les autres qui m’ont raconté la suite. Madame Blaisot nous a même enregistré toute la rencontre sur un magnétophone. On faisait un journal radiophonique à l’époque. On avait aussi vu Kessel, enfin là non plus je n’avais pas pu venir, j’étais encore malade ce jour-là.
.. comme ces textes sont nourrissants en ce lundi matin,8 juillet 2024, gris. …Merci !