#anthologie #17 | comme des souvenirs

L’ai connu le petit Char, oh il était tout jeune, c’était pendant la guerre, celle qu’on appelle la grande, en 1916 je crois, il devait avoir neuf ou dix ans, et moi j’en avais trois de plus et j’étais la fille du forgeron. Pendant la guerre l’instituteur de l’Isle lâchait un peu plus tôt les élèves qui habitaient en dehors du bourg pour qu’ils ne rentrent pas dans la nuit et c’était son cas, mais il ne pouvait, depuis toujours, se passer de la Sorgue et il flânait en rentrant par chez nous au moment où mon père arrêtait sa forge, regardait la nuit qui approchait, descendait vers la rive, se reposait en baignant ses bras dans le courant, jouant avec les hautes herbes, ou dans le tonneau empli d’eau, un peu à côté, celui où il plongeait le métal en fusion. Il restait là à le regarder et moi, un pas derrière je le regardais regarder. C’était beau, la presque nuit, cette heure fraiche et calme, l’eau qui s’endormait, les braises qui s’éteignaient et nous.

Je me souviens, c’était mon jour midinette, c’était à la Maison de la Poésie, passage Molière, pour la présentation de la future saison. Je n’avais pas eu de place en bas, arrivée un peu tard et laissant passer les gens qui avaient plus d’assurance, j’étais montée au balcon — première et je crois seule fois où je l’ai vu ouvert, ou plus exactement où j’ai eu conscience qu’il l’était. Longeant les sièges alignés le long du balcon j’ai dépassé un dos, et revenant pour m’asseoir à côté de lui, j’ai aperçu un profil, un peu de biais. Ne l’ai pas reconnu tout de suite, ai eu une impression de familiarité,  totalement indue bien sûr,  de confort, renforcée par le veston de tweed qui habillait le bras posé sur la balustrade à côté du mien. Regardant vers la scène en dessous de nous, je voyais dans la pénombre la noblesse un peu ravagée d’une partie du visage attentif. J’ai pensé vaguement et fugitivement à Giacometti, juste au moment où s’est imposé son nom… oui bien sûr Laurent Terzieff. J’ai souri à la bouffée d’admiration presque possessive que je sentais venir, l’ai mise de côté comme indigne de moi et de lui… j’ai écouté en sa compagnie. Je ne sais plus pourquoi, pour un mot, pour une annonce, j’ai eu un stupide sursaut désapprobateur, il s’est retourné, il a murmuré « n’est-ce pas ? », j’ai répondu  « non »  sans être très sure de ce que je niais, de ce qu’il avait compris, parce que me repentais déjà. La grande main maigre s’est agitée un peu, il s’est retourné vers la scène en riant dans son menton. Les intervenants se succédaient. Pour descendre il s’est effacé pour me laisser passer. Dans les groupes qui discutaient un moment dans le passage, devant la vitrine des moulages, je suis restée un pas derrière lui, comme si c’était naturel, écoutant le velours de sa voix et quand je me suis décidée à rejoindre la rue, il s’est retourné pour me dire au revoir et me souhaiter de bons spectacles. 

Elle était gentille et nous étions amies, mais je me demande ce qui entrait pour ma part dans cette amitié de ma fascination pour son père, nous nous étions perdues de vue comme on dit, un peu d’esprit aussi |  mes parents avaient  déménagé et nous avions quitté Manosque | mais deux ans plus tard, nous croisant dans une rue du centre, | je revenais parfois passer quelques jours de vacances chez une vieille tante, pendant que les parents voyageaient | ce fut par un échange de sourires instinctifs, suivi d’un déluge de mots que l’avons retrouvée intacte cette amitié, nous avons tourné dans les rues, échangeant des nouvelles, des « tu as vu ça ? » en montrant tel ou tel détail avant de nous attabler devant un café pour moi, un thé pour elle et des gâteaux sans intérêt à une terrasse de la rue de la Reine Jeanne et c’est alors qu’elle m’a dit « mais tu n’es jamais venue chez nous.. on serait beaucoup mieux dans le jardin… ça te dit ? » et que je l’ai suivie, avançant dans la lumière des rues vers la Montée des vrais richesses (ce nom !) nous éloignant de la ville proprement dite, grimpant entre les murs croulant sous la verdure, jusqu’à l’impasse du Paraïs, et le charme du jardin en terrasse, elle m’a laissé un moment, est revenue avec un plateau, deux verres, un pot d’eau très fraîche et du sirop d’orgeat et nous avons repris nos échanges, parlant maintenant de mieux que les nouvelles, du tout ou rien qui se cache dessous, en regardant les toits de la ville. Et puis il est arrivé, disant « plus rien à faire » et puis « tiens tu as une amie… ah oui j’ai entendu parler de vous, c’est joli ici n’est-ce pas ? »  | et elle me regardait l’air de dire il est vraiment de bonne humeur | « vous aimez les livres il me semble, non ? » et comme je cherchais mes mots « vous tombez bien… venez » et nous l’avons suivi vers la maison, les pièces tapissées de livres que je n’avais pas le temps de voir vraiment, mes yeux pleins à en déborder | elle me chuchotait « tu as de la chance » | et puis ce fut la fenêtre s’ouvrant sur le feuillage du marronnier, l’autre fenêtre face à la table donnant sur une petite maison moderne, un tilleul, un cerisier, la vallée, mais surtout dans la pièce la carte de l’Amérique Centrale, les deux chevaux mongols, le divan et puis les rayons de livres encore et j’ai enfin réussi à sortir un son : « Noé » et il a ri, avant de nous renvoyer au jardin.

Je me souviens, la troisième fois que je l’ai rencontré c’était en gare d’Avignon. Il m’avait téléphoné, disant qu’il n’avait pas le temps de s’arrêter longtemps dans la ville, qu’il passerait entre deux trains, mais qu’il avait quelque chose pour moi. A l’époque le hall de la petite gare « centre » se terminait à gauche par un café de gare bien classique avec comptoir de bois, canapés de moleskine, rouge sombre il me semble la moleskine, des chaises aux dossiers de bois tourné et sièges de bois gravé et des tables à plateau de marbre. Et oui nous étions mieux que dans un des cafés du haut du boulevard Jean-Jaurès, ou pas plus mal. Il me parlait de Gênes, de ses projets encore un peu flous, d’une piste pour un emploi de paysagiste dans son coin la haut à laquelle il n’avait pas l’air de croire, je lui parlais du peu d’Avignon, abondamment comme toujours. Il a regardé sa montre, s’est penché, a attrapé son sac, a fouillé un peu, a sorti un bocal plein d’une belle matière verte, grumeleuse, me l’a tendu « C’est du pesto. C’est ma logeuse qui l’a fait ce matin pour vous ». J’ai écarquillé les yeux, ai remercié sa logeuse, et un peu lui tout de même. J’ai dit « vais en profiter pendant ces prochains jours ». Il a répondu « mais c’est pour un seul plat » « ça dépend pour qui » et nous avons ri. Je crois que je ne l’ai revu qu’une fois pour son anniversaire dans une salle près d’une église dans un beau village où j’étais venue dans la voiture d’un couple d’amis communs qui étaient encore Avignonnais. J’oubliais, il s’appelle Benoît Vincent et j’aime ce qu’il écrit.

A propos de Brigitte Célérier

une des légendes du blog au quotidien, nous sommes très honorés de sa présence ici – à suivre notamment, dans sa ville d'Avignon, au moment du festival... voir son blog, s'abonner, commenter : Paumée.

6 commentaires à propos de “#anthologie #17 | comme des souvenirs”

  1. Superbe ! Tout est réussi, tout. Je me suis régalée. Je me demandais bien ce qu’on pouvait faire avec cette proposition. Je pense que je n’´y arriverai pas, mais bravo à vous !

  2. Tu m’épates, que veux-tu que je te dise d’autre ? Quatre paragraphes, quand j’ai lu cela sur FaceBook j’ai pensé que tu parlais de la précédente proposition… Car j’ai compris que nous pouvions nous limiter à un seul « personnage »… Un grand bravo.

  3. tellement dans la vie et le minuscule où se logent les petits riens et les grands liens. Merci !

  4. C’est excellent Brigitte, certainement pas trop long. On a envie de s’asseoir là, de regarder, de profiter.
    J’en aurais bien lu quelques paragraphes supplémentaires. Le peu d’Avignon recèle tant.

  5. merci à tous – incapable de lire, et encore plus de commenter, dix secondes pour penser et un quart d’e-heure pour taper – pense à vous