Il tend avec insistance le plat chargé de loukoum. J’ai dit non déjà deux fois. Je suis incapable de dire non une fois de plus. Il insiste avec fermeté et je cède. Je suis assise dans le hall de l’hôtel. Je n’ose pas sortir me promener et je ne veux plus garder la chambre. Je lis Orhan Pamuk et j’essaye de graver dans ma mémoire ce que je vois. Il y a trois employés au Grand Almira. Begli qui tient l’accueil et distribue des loukoum même à ceux qui n’en veulent pas, deux jeunes femmes dont je ne connaîtrai jamais le nom, qui nettoient les chambres, l’escalier central et préparent le petit déjeuner le matin. Elles ne sont pas timides. La barrière de la langue les tient à distance. Ce n’est pas de la timidité tout au plus de la réserve. J’imagine que je pourrai moi leur paraître timide peut-être même apeurée. Je ne leur parle pas. J’évite aussi de croiser leur regard. Je garde la chambre et ne quitte quasiment pas l’hôtel de la journée. Je ne parle à personne. La seule fois que j’ai parlé français c’était au petit déjeuner j’attendais que deux jeunes filles voilées se servent du thé. Elles ont échangé quelques mots en français et j’en ai été heureuse au point de dépasser ma réserve et de leur adresser la parole. Elles semblaient heureuses aussi de dire quelques mots en français, mais je ne les ai plus jamais revues. Les gens avec qui elles étaient ne parlaient pas français. J’écoute la musique de la langue des trois employés du Grand Almira. J’ai même enregistré sur mon téléphone à leur insu certaines de leurs conversations. J’aime la musique de leur langue. La plus âgée est souvent au téléphone et semble se disputer avec son interlocuteur. Ensuite elle entretient de longues conversations avec la plus jeune et Begli comme pour les convaincre du bien-fondé de je ne sais quoi. Ils ponctuent ses silences avec des acquiescements qui ne l’empêchent pas de repartir de plus belle dans ses démonstrations. Elle n’est pas timide. Je l’ai appelé un jour parce que je n’arrivais pas à ouvrir la porte de la 303. J’ai tenté une grande explication en anglais et après une hésitation elle a poussé sur la poignée et a poussé la porte sans effort pour ensuite sans un mot ni un regard retourner à son ménage. Je ne me souviens pas qu’elles m’aient souri ni l’une ni l’autre.
Retour au temps d’Istambul. En étirant la matière, tu épaissis notre plongée dans Istanbul à travers le regard de la narratrice qui s’esquive parfois mais qui malgré tout observe, écoute, enregistre, tente de déchiffrer ce monde qui n’est pas le sien. Les regards s’évitent et se cherchent en même temps dans ton texte.