Ce ne fut qu’en m’approchant que je les aperçus, assis l’un à côté de l’autre en plein milieu de la terrasse avec une vue privilégiée sur la plage et le paysage humain. Il semblait qu’ils voulaient dominer le territoire en même temps qu’ils dégustaient leur plat de fruits de mer. Ils nous virent arriver, lui avec un air de surprise, ou du moins l’ai-je interprété ainsi, elle avec un grand sourire comme si elle me reconnaissait, sourire que je lui rendis automatiquement ne sachant quoi faire d’autre. C’était la première fois que je les rencontrais, je les avais imaginés à travers les chroniques qu’il écrit quotidiennement dans le journal, mais là, je n’étais pas prête, même pas à dire bonjour, timidement, comme on fait avec quelqu’un que l’on admire. Rien. Aussitôt que l’on nous désigna une table, pas très loin de la leur, je me cachai sagement en face de mon invitée qui leur tournait le dos. Je les entendais parler mais je ne comprenais pas ce qu’ils disaient. J’arrivais à les entrevoir par bribes, quand les mouvements des corps s’élargissaient, trop peu pour mon goût, assez pour mon manque de courage. Je m’étais donc posée en voyeuse qui ne voit pas et en écouteuse qui n’entend qu’un flot de paroles indistinct. Mais les savoir là me suffisait, partager leur espace pendant quelques instants, le temps de comprendre qu’elle était l’élément fort du couple, l’aisance qu’elle avait, la joie qu’elle irradiait ; je compris qu’elle était de ces gens qui font du bien aux autres, malgré eux. Je compris pourquoi il disait qu’il l’aimait follement. Il était peut-être l’écrivain, mais il ne faisait que reproduire la vie, tandis qu’elle la vivait et la savourait. Peut-être n’avait-elle besoin de rien ni de personne pour exister, même pas de lui ? Lui, qui affirme dépendre d’elle pour que son existence ait un sens. Je les voyais attablés dans leur restaurant préféré, exactement comme il l’a maintes fois décrit, mais cette fois j’étais aussi sur scène, j’avais droit à quelques instants de leur vie, quelque chose de fixement là, terre à terre et banal, un couple qui déjeune à la terrasse d’un restaurant, sans la médiation des mots qui rendent la réalité simultanément enviable et inaccessible. Je les sentis se lever pour partir, ils devaient forcément passer devant nous, mais je ne levai pas les yeux, attentive à ce que me disait mon invitée, qui parlait de ces couples à la retraite qui ne savaient plus trop bien quoi faire de leur vie, se levant chaque fois plus tard, restreignant leurs désirs au strict minimum, savoir quoi déjeuner, regarder la télévision, faire les courses, lire un peu. Ce ne fut que beaucoup plus tard que je repensais à eux, qu’avaient-ils fait de leur après-midi, avaient-ils eu des gens à voir, eux aussi, des courses à faire ? Comment passaient-ils leurs journées, constamment en tête à tête, sauf les moments qu’il prenait pour écrire ? Même en s’aimant, s’ennuyaient-ils parfois, avaient-ils besoin de s’éloigner l’un de l’autre pour se retrouver avec eux-mêmes ? De quoi parlaient-ils ? De leur vie ? En avaient-ils une ? De la vie des autres, de ceux qu’ils croisaient sur leur chemin, était-ce pour cela qu’ils avaient leur poste de vigilance bien déterminé au restaurant ? Vivant à deux, vivaient-ils nécessairement moins seuls ? Quels étaient leurs plaisirs dans la vie, découvrir un nouveau restaurant, les livres partagés, les musiques ? Cela leur suffisait-il ? Arrivaient-ils encore à avoir des pensées secrètes ? Que connait-on de ces couples seuls, s’alimentant des vies des autres pour pouvoir vivre la leur ? Ils font des voyages, admirent ce que l’on n’a pas le temps de voir, se gavent de souvenirs, se redécouvrent à chaque instant, pour le meilleur et pour le pire. Oh, les suivre, écouter leurs paroles quand ils ne se savent pas entendus, pénétrer dans leur mystère quand les portes se ferment sur eux, quand ils ne peuvent plus feindre le bonheur. Voir de près leurs chaines et la peur de les briser. Si, par mégarde, j’ai pu donner l’impression de les envier, sachez que ne je pourrais tolérer un instant leur joie la plus intense.
Il était peut-être l’écrivain, mais il ne faisait que reproduire la vie, tandis qu’elle la vivait et la savourait : vertige pour le lecteur de voir un miroir se dresser soudain devant lui. Très fort, merci !
Merci, James ! Contente que cela ait fait écho en vous !
C’est très fort Helena, j’ai vu toute la scène intérieur extérieure, bravo !
Merci Clarence ! Je l’ai écrit tel quel je l’ai vécu.
spectatrice d’un tête à tête en guise de face à face
un « face au couple » passionnant tout en interrogations…
salut Helena (et je reconnais là ta soif et ton pouvoir d’analyse des liens humains…)
Oh, merci, Françoise ! Tu as vu très juste !
Très vivant et très intéressant questionnement en abyme…
Merci, Muriel !