#anthologie #13 | borne

La borne à tête rouge s’est élevée, en sortant du bitume, pour bloquer l’accès aux voitures, à dix-neuf heures trente exactement, car elle a été programmée pour le faire tout l’été. Ça ne change pas grand-chose pour la terrasse du café au carrefour, pour les attablés, les habitués, sauf qu’au lieu de laisser traîner le regard sur des carrosseries de passage plus ou moins rutilantes – plutôt plus que moins, dans cette rue coquette de centre-ville, dans cette ville où des collectionneurs exposent leurs fiertés une fois par mois au centre de la place du marché, cette ville où des tractions avant enrubannées de fleurs attendent les mariés le samedi sur le parvis de la cathédrale, cette ville où des décapotables d’anglais aux cheveux argentés, quand ce ne sont pas des porsches (du nom de Ferdinand, adhérant au parti nazi de son plein gré, proche du Reichsführer SS Heinrich Himmler, et de du dignitaire SS Fritz Sauckel, responsable de la déportation massive des travailleurs et de l’emploi de milliers de travailleurs forcés dans les usines de Volkswagen à Wolfsburg pour la fabrication de bombes) descendent la rue principale en sens unique, celle barrée par la borne –, et donc au lieu de regarder passer les carrosseries on regarde les gens, les silhouettes, une jeune femme, sac-à-dos noir dont dépasse une écharpe arc-en-ciel, un homme, un barbu à casquette, tirant une poussette avec son chien assis à l’intérieur, une famille et le petit dernier sur les épaules d’un plus grand chante une comptine en espagnol, des clients qui s’installent et commentent le temps qu’il fait en italien, C’est une belle ville dit un homme à l’accent canadien à la serveuse, Oui très répond-elle, Et ici il y a la mémoire ajoute-t-il, pendant qu’une peugeot se gare en double file (Peugeot, où a travaillé Auguste Bonal et où il fut accusé d’avoir fomenté et favorisé des actes de sabotage, arrêté et déporté vers le camp du Struthof puis abattu avec trois autres de ses camarades par des nazis en retraite le vingt-trois avril mille neuf cent quarante-cinq), Oui, il y a la mémoire. Ici on a fêté un anniversaire avec des drapeaux, des couronnes, des clairons. La rue a été descendue par des jeeps et des soldats en uniformes d’un autre temps, soldats pour rire, entourés de vrais soldats en déploiements et de gendarmes actuels. La mémoire est tiraillée, exposée, repassée, aplanie, remobilisée, et laisse une pellicule étanche recouvrir les objets ordinaires. Je ne sais pas pourquoi on oublie Ferdinand Porsche et Auguste Bonal. Je ne sais pourquoi on se souvient des bas à couture et des colombes de la paix. Je ne sais pas pourquoi on se souvient de ce dont on se souvient, et pas du reste. Je sais qu’une fois que je sais, je ne peux plus oublier. Je ne sais pas pourquoi le dire ou l’écrire ne change rien. Je ne sais pas pourquoi dire Souvenez-vous est parfois une façon de dire Oubliez mieux. Peut-être que le cerveau est incapable de garder toutes ces couches de sens, comme je suis incapable de décrire tous ceux qui passent devant ma table de café au carrefour de la borne rouge de dix-neuf heures trente. Incapable de décrire tous les pigeons, les hirondelles rasantes, les chiens langues pendantes et les bébés bouclés qui regardent droit devant. Incapable de voir derrière les choses les mains qui façonnèrent. Les ancêtres des gens. Les émotions anciennes. Et les neuves. Les émotions qui marchent, se suivent, une vieille femme à chapeau plat, un étudiant aux mollets tatoués, l’émotion d’un prénom qu’ils aiment ou d’une maison, leurs émotions de peur, de quoi ont-ils et ont-elles peur. Peut-être qu’à la naissance de tout, de tous les chemins, des routes coupées, de tous les refoulements, des statues, des vitrines, il y a l’émotion. Et peut-être que la peur est l’émotion première. La peur de l’autre. La peur de soi. La peur de l’autre en soi. Et de l’autre autre. Et du désordre. Et des cheveux tressés. Et de perdre l’enfance imaginée d’un temps imaginaire.

A propos de C Jeanney

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