#anthologie #13 | Le désir de roman

Je suis revenue d’Istanbul et je n’ai toujours pas atterri. Un atterrissage réussi aurait été de retrouver les lieux familiers et de m’y sentir accueillie, conforme, semblable à avant. Je ne suis plus comme avant. Impossible de me sentir comme avant. Quelque chose a changé. J’ai changé. J’ignore ce qui a changé en moi. Je suis déjà partie pourtant et parfois bien plus longtemps et aussi loin. C’est pourtant la première fois que j’ai la sensation d’être une étrangère chez moi à mon retour. Comme si je n’avais plus de chez moi où qu’il avait changé sans qu’on ne m’en donne la nouvelle adresse. J’ai dit à E que j’avais l’impression de ne pas cliquer ce n’était sans doute pas le bon terme. E n’a pas compris et j’ai eu ce geste des mains où les doigts s’entremêlent et ne laissent plus d’espace. J’avais les mains devant moi les doigts entrelacés. Il a dit qu’il comprenait. Mais je voyais bien qu’il ne savait pas quoi me dire. Il n’avait aucun mot d’esprit pour me faire rire, aucune parole pour rendre plus légère l’émotion qui m’envahissait ni le mot juste pour indiquer quand deux choses s’emboîtent parfaitement et qu’un « clic »vient confirmer la bonne adéquation. Il a dit après un silence: « allons au phare. Tu as besoin de prendre l’air. Tu as vécu un traumatisme ». Je trouvais le mot un peu fort. Je ne me sentais pas traumatisée, mais décalée entre deux réalités. D’un côté, une ville bruyante et de l’autre une île dans l’atlantique sans métro, sans mosquée, sans appel à la prière, sans taxi jaune et sans femme voilée de noir.

Le phare est l’endroit où j’aime aller pour mettre le calme dans mon esprit. La mer m’apporte l’infini. J’aime m’allonger sur l’herbe et regarder à gauche les îles des Saintes et à droite le phare, grande tour blanche qui se détache du bleu de la mer et du ciel. Je mets ma serviette le plus près possible des rochers pour laisser derrière moi les gens sous les carbets. Je les entends, mais je porte mon attention au vent et je regarde l’étendue bleue scrutant le mouvement des vagues, comptant les bouées rouge et jaune dans l’eau, le bateau qui rentre des Saintes ou un kitesurfeur caressant l’écume.

Je pense à mon projet de livre. Il me rattache à Istanbul et n’aide sans doute pas à ce que je finisse par atterrir. Je me dis que j’aurais dû penser à passer à la librairie pour racheter les romans de James Baldwin. J’ai appris qu’il avait vécu une dizaine d’années à Istanbul. Après Pamuk que j’ai fini, il pourrait m’accompagner et nourrir ce livre que je m’applique à écrire sans savoir si j’ai un désir de roman ou de récit de voyage. Je devrais acheter aussi un roman d’Ismaël Kadaré que je n’ai jamais lu. J’ai appris sa mort hier en lisant un article. Il dit de faire confiance à la littérature rien qu’à la littérature. Elle serait ma protection céleste. Il ne pourrait rien m’arriver si je faisais confiance à la littérature. J’aime l’idée qu’il ne m’arrive rien et que je sois en sécurité. C’est pour cela que j’ai épousé E et il le sait. Il m’amène en Albanie dans deux mois, mais cette fois je veux me préparer au voyage. Pour cela il faudrait que j’oublie Istanbul. Je veux être dans le présent. Je veux être en Guadeloupe chez moi. Atterrir enfin. Je m’applique comme à Istanbul à graver dans ma mémoire les images de là où je suis maintenant. Comme pour fathi, je refais mentalement le trajet pour arriver jusqu’au phare depuis la longue route du bord de mer en me donnant comme point de départ la grosse roche, la petite montée avec à gauche l’arrêt des cars et à droite les carbets des Trois pointes, le tournant pour aller vers le phare, l’embranchement avec à droite la petite route qui conduit à l’anse Dupuy et à gauche le panneau indiquant le phare, la grande descente sur la route en béton, la salle des témoins de Jéhovas ou des adventistes je n’ai jamais su, le restaurant où il faut parfois réserver si on veut dîner, les canons du vieux fort L’Olive, la descente pour aller au phare et regarder les gens sauter du haut des rochers, je ne m’y engage pas, le petit pont en bois qui conduit à l’aire des carbets, mon endroit à moi tout au bout de l’herbe juste avant les rochers qui descendent vers la mer pour préserver mon horizon et mon tête à tête avec la mer des caraïbes.

J’ai le désir de roman.

A propos de Gilda Gonfier

Conteuse, paysanne, sauvage. Voir son site 365 oracles.

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