#anthologie #13 | Mille sabords !

Les retardataires sont toujours essoufflés. Ils accourent, quelques secondes avant que le ventre béant du bateau ne se referme à grand renfort de mouvements de câbles et de poulies géantes, vers la rampe d’accès qui sert pour l’embarquement des passagers et aussi à entasser les voitures dans la cale. On monte au premier étage par un escalier extérieur, en métal blanc tacheté de points de rouille, pour accéder à une cabine tout en longueur aménagée comme dans un train, des sièges confortables par deux côte à côte, un carré de quatre avec une table, et sur un côté la vue sur mer par des petits hublots. Les personnes âgées s’installent ici, il y a moins à monter avec les caddies ou les sacs de supermarché, les mères aussi avec les petits dans les poussettes. En hiver les places sont chères, c’est là qu’on est le plus au chaud. Une dizaine d’autres marches un peu grinçantes mènent à l’étage supérieur. A la poupe du bateau, on est au grand air, des chaises en plastique gris reliées entre elles par des pièces d’acier et solidement rivées au plancher se font face. Dessous, les gilets de sauvetages, emballés, apparemment jamais utilisés. Pendant le premier quart d’heure la sortie de la rade, on dépassera à bâbord les navires de pêche et les cargos de marchandises, puis la côte ciselée et ses maisons de bord de mer, et alors la pleine mer s’offrira aux regards, le vent du grand large aux cheveux longs des femmes joliment décoiffées. L’été, quand le soleil est au zénith, les touristes s’amassent là, on prend des photos, des selfies, on étale la crème à bronzer sur un bout de nez déjà rougi, des amoureux  penchés sur le bastingage s’enlacent. Dès les premiers froids et encore plus au cœur des hivers tempétueux, cette partie extérieure n’est plus occupée que par des insulaires aguerris aux traversées secouantes, les fumeurs invétérés, et des nauséeux contrariés par la mer déchainée et le tangage. A part ces quelques résistants, les passagers se réfugient dans la grande cabine principale, située à la proie du bateau, à l’intérieur identique à celle en format réduit du dessous. L’atmosphère y est parfois peu supportable, bavardages bruyants, enfants qui courent et s’interpellent dans les allées, et surtout des odeurs singulières qui se diffusent allègrement au rythme de la houle. Selon l’heure on est olfactivement exposé à un mélange de chien mouillé, de sandwichs au pâté qu’une mère attentionnée prépare pour sa tribu de gamins affamés, de parfums de pacotille que des jeunes filles s’amusent à asperger. Le départ du bateau est toujours annoncé par le commandant qui actionne la corne de brune, trois coups secs. A terre un équipage est chargé de dégager les deux cordes d’amarrage attachées à deux gros bollards bien rivés pendant qu’à bord deux hommes sont à la manœuvre pour récupérer les bouts et les disposer avec précision sur les enrouleurs électriques, manœuvre qui s’exécutaient il y a encore peu de temps à la main, à la force du poignet de ces anciens marins au long cours. Il arrive que le bateau soit utilisé pour des exercices de prise d’assaut par des apprentis militaires de la marine qu’on voit, depuis le pont extérieur, s’approcher à vive allure dans des Zodiac gris noir. On entend depuis le haut parleur le commandant prévenir de l’accostage imminent de ces faux pirates des Caraïbes et exiger fermement que tout le monde s’éloigne du bord. Des jeunes gens en treillis de camouflage, avec sur eux tout un attirail d’attaque et de survie passent à l’abordage depuis des échelles de corde munies d’un gros crochet à une extrémité que les plus habiles ont réussi à lancer bien en l’air pour atteindre les rambardes. L’un d’entre eux, plus âgé, dans une tenue militaire plus légère, qui était déjà à bord depuis le départ et que personne n’avait remarqué, les attend pour aider ceux qui ont du mal à accoster avec leur lourd paquetage et  donner des consignes de prise de contrôle du navire comme en tant de guerre. Un détail détend l’ambiance, leurs mitraillettes sont en bois. Comme des jouets d’enfant. Dans une moins d’une demi-heure, découvreurs d’un jour des beautés iliennes et insulaires de naissance ou d’adoption débarqueront et ce bateau de liaison quotidienne, vitale entre deux mondes, repartira un peu plus tard en sens inverse, plein à craquer ou à moitié vide, selon le rythme des saisons et les humeurs du ciel.

A propos de Eve F.

Rédige des assignations et des conclusions, défend le veuf et l'orpheline, écrit sur le Droit et son envers, la Justice et ses travers, le bien-être et son contraire, les hommes et pas que, le bruit du monde et ses silences, aussi.

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