#anthologie #13 | observatoire

Le disloqué, le fragmentaire, les allers et retours vers un passé reconstitué, les terreurs de l’enfant de Silésie qui a tout oublié de sa ville et a été forcé d’abandonner son père abattu par les balles ennemies dans le froid de la neige, la quête de l’écriture jour après jour, l’anéantissement du temps chaque soir. La solitude aussi qui s’agrandit à s’enfoncer dans l’écriture pareille à une clairière au milieu des bois. À présent je ne sais plus où me situer. Je songe à cette porte qui s’est dessinée il y a quelques jours, nichée dans le mur quelque part à la frontière de mes jardins et du monde sauvage. On peut y accéder par l’allée aux tilleuls bordée par des taillis profonds et des fossés abandonnés à la mélisse, aux digitales et aux coquelicots. Personne ne l’emprunte sinon quelquefois les bêtes qu’on mène à la pâture plus loin de l’autre côté et dont je peux entendre les remuements depuis le potager. La voilà dissimulée au cœur des lianes épaisses et sombres poussées dans le plus grand désordre, certains pans de murets en voie de dislocation. Les oiseaux gîtent nombreux à l’entour des arbres près du petit observatoire, un bâtiment étrange dont personne ne sait rien des usages d’origine ni ne se souvient de la date de construction. Une forme cubique en béton qui interroge, une sorte de petit donjon dressé là. Un escalier étroit de quinze marches permet d’y grimper et d’envisager le paysage, observer les différents horizons. Vision à 360 degrés. Je laisse mon attention se faire détourner pour profiter de la hauteur, découvre au loin les fermes installées depuis longtemps dans des vallons de verdure. Depuis cette position je sens combien le ciel prend davantage d’importance, multitude empressée des nuées toujours à la bataille brassées depuis le sud-ouest et chargées d’odeurs marines (à vol d’oiseau on n’est pas si loin de l’Atlantique), les courants de l’air, les forces invisibles. Un rapace piaule dans les sursauts de vent qui a forci depuis le matin, un cri plutôt aigu et bizarrement doux en contraste avec son envergure et la majesté de son vol. J’ai aussi bien meilleur accès aux nuances des feuillages, à la variété des espèces, à la masse compacte des bosquets comme si les corps d’arbres et d’arbustes se rassemblaient en matières couleurs murmures pour composer un ensemble indissociable épaissi de fougères et tout cousu de clématites et de salsepareille, espèces qui ont proliféré en ces derniers mois pluvieux. Pourtant je cherche autre chose. Je tente de voir à l’intérieur de ce corps végétal façonné autour des murailles ce qui pourrait s’y tramer de la vie et de la mort, de la décomposition et de la germination, de la transformation des sols et de l’organisation du vivant. Je note sur un bout de papier trouvé dans ma poche : penser à la température, à la pénétration de la lumière, rapprochements, froissements, fécondations, grouillement d’insectes, bondissements de chevreuils en rut. D’en haut je m’alerte, écoute le rapace en chasse, contemple, ressens ma fatigue à l’aube de l’été, me souviens de la porte que je voulais revisiter. Il sera encore temps demain.

A propos de Françoise Renaud

Parcours entre géologie et littérature, entre Bretagne et Languedoc. Certains mots lui font dresser les oreilles : peau, rébellion, atlantique (parce qu’il faut bien choisir). Romans récits nouvelles poésie publiés depuis 1997. Vit en sud Cévennes. Et voilà. Son site, ses publications, photographies, journal : francoiserenaud.com.

4 commentaires à propos de “#anthologie #13 | observatoire”

  1. Très beau texte, parti de la mort et aboutissant dans ces notes sur le bout de papier au saisissement « total » du vivant. Magnifique. M’a rappelé un rameau dans la.nuit d’Henri Bosco, par cette nature habitée.

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