La nuit la réveille. Sa soif comme alerte. Un verre d’eau froide même l’hiver, bouche desséchée de trop de nuit. Seule parmi, la maison de nuit. Ronflements, chambre à côté, son mari ne se lève jamais de nuit, s’endort dès que tête posée. Elle l’envie parfois, puis pense au privilège de ces bouts de vie volés à la vie. Elle, autre, quand seule. La maison petite turbulence de boyaux, continue, tamisée. Bruits élevés comme murs autour — monde familier. La nuit lui rappelle l’enfance, traversées de couloirs et de présences cachées. La nuit lui a appris le courage. Et être seule. Elle se déplace, pieds nus sur le carrelage, corps attentif : elle ne veut pas les réveiller, ni mari ni enfants. Égoïsme que cette attention, ne pas partager ses lieux : penser à elle, comme elle ne se l’autorise pas de jour. Elle ne se cogne pas aux meubles du corridor, effleure la table de la cuisine. L’escabeau, à peine. S’appuie sur la chaise en paille. Elle ouvre doucement le placard pour le verre, le réfrigérateur pour l’eau. Se sert lentement, comme de dissimuler un shot alcoolisé. Salon face à la cuisine, sans besoin d’éclairer, tout au plaisir de reconnaître les fragments de son monde. Se pose dans son fauteuil (tous savent sa place sacrée, personne ne s’y risque), allume une cigarette. Et regarde la pièce, fière du nouvel aménagement, projetant déjà les améliorations : bouger une plante, déplacer une statue. Lente fumée, lentes pensées. Et l’eau. La fraîcheur du carrelage sous ses pieds. Je suis la reine de l’univers, elle se dit du haut du corps.
En été elle passe quelque temps sur le balcon pour le vent de nuit. Verre à la main ou fruit. Dans la rue sans lumière on discerne les poubelles en attente du matin. Les voitures garées sans respiration entre leur carcasse. Un promeneur de temps en temps. Des rires invisibles. Dehors la ville garde le peu d’agitation qui la distingue des campagnes, parfois le moteur déraillé d’une moto, la voix d’une radio (à quatre heures du matin). Elle seule réveillée ici. Je suis la reine du monde.
Même ralenti vers sa chambre. Certaines nuits, l’impossible endormissement. Elle vide alors l’armoire sur le lit et scrupuleusement, silencieusement range vêtements, chaussures, bijoux. Plie, accroche, organise. Compte ses économies, répartit les billets dans de petites enveloppes blanches. Recompte, note sur le dos montant ou dépense à venir. Aligne ses foulards. Vérifie d’un coup d’œil. Rabat les battants en bois qui grincent sonores. Se rendort parfois. Poursuit sinon sans quitter la pièce. Soulève le matelas pour récupérer des liasses de lettres. S’attarde sur les mêmes. Relire les mots de ses enfants, de ses amis. Anniversaires, fêtes, toutes occasions. Lit comme pages de prières avant le sommeil. Se regarde dans le miroir. Grimace, langue tirée ou sourire. Caresse la fausse joue devant elle aplatie. Baiser et tendres paroles vers la petite fille qu’elle restera devant la glace.
Oh l’art de l’élision! La forme va si bien avec la nuit à tâtons.
si beau « l’art de l’élision », merci beaucoup Emmanuelle.
Magnifique portrait que cette femme-nuit ! Et le monde lui appartient… La solitude ou se creuser un espace et un temps de liberté où être soi.
merci pour tes mots autour de cette nuit