#anthologie #12 | Traversées

L’arrivée à Santa Lucia une nuit d’hiver et, après une brève déambulation, flirter avec l’idée d’emprunter la Ferrovia, à cette heure tardive peu encombrée de voyageurs, en bordure de lagune assaillie mollement par les vaporetti quasi vides. Au loin, il est possible d’apercevoir par-dessus les canaux des silhouettes peu nombreuses et, plus loin mais pas tant que ça quand même, la ville presque entièrement endormie, voire morte. Il suffit qu’il ait un peu plu juste avant pour que le pétrichor mêlé à la chancissure vous attrape le nez, et d’aller quérir dans le charroi de sensations troubles que ça procure, une vague trace d’iode Marcher est plus sûr, et le plaisir d’avancer ainsi par-dessus les gondoles ornées de leurs proues six quartiers servant l’équilibre dans l’asymétrie, leurs couleurs noires ayant mis fin à toute esclandre et autre rivalité, présences flottantes à peine chuintantes, bâchées à quai Et soudain, d’entendre résonner son propre pas sur les pavés Omniprésence de la mer à l’assaut de la pierre, partout, lenteur palpable d’un magistral désastre, l’enfoncement d’une ville dans la nuit comme dans l’eau noire qui l’entoure, la digère déjà La progression s’effectue à pas mesurés, avec en tâche de fond la très vague adresse d’un hôtel près de la galerie où Zoran Music expose de façon permanente ses dessins et peintures souvenirs de Dachau ou Trieste pour la plupart.

L’arrivée à Belgrade par la route n’offre guère que de grands terrains vagues, barres d’immeubles sans grâce. On sent que quelque chose s’est retiré mais pas complètement encore. Tout comme si l’on s’enfonçait à quelques encablures à peine du centre-ville de Prague, on tomberait irrémédiablement sur ces pensions tenues par des matrones et des ruffians qui, en d’autres temps, vendaient père et mère pour une pincée de sel, un bol de farine. On trouvera aussi ces magasins mal achalandés, aux vitrines sales, sans le moindre effort de réclame, comme on en trouve aussi à la Havane. C’est comme la traversée d’un mauvais rêve qui ne débouche que sur d’autres mauvais rêves, avec de temps en temps un âne rouge qui flotte, un ange et une jument verte, et par-delà la perspective atmosphérique, embrumée, des ponts au-dessus de la Vltava, le bouchon de champagne qui pète la nuit de la Saint-Sylvestre sur le pont Charles. Les badauds ahuris frappent du pied et des mains, les musiciens font les pitres pour obtenir 30 couronnes tchèques, à peine de quoi pour un café. Et le lendemain, miracle de l’administration ou de la voirie, pas un seul papier gras, tout est propre, sans tâche, vierge pour recommencer une nouvelle journée.

La traversée des villes que l’on ne connaît guère que par l’odeur de leurs gares, celle de San Sebastián avec l’Urumea qui charrie toute une invisible pourriture la nuit et qui remonte sur ses berges, colonise les bancs publics, s’incarne en lie humaine qui soudain se dresse et demande l’aumône. La gare de Pontoise, les lundis matins notamment, sent le tabac froid, l’après-rasage, le crissement de craie sur le tableau noir. Pas loin de là, passe l’Oise et ses nappes de gazole, ses cadavres de bouteilles vides, ses chatons mort-nés. L’arrivée par le petit sentier qui longe la voie ferrée entre Parmain et Valmondois, à la gare de poupées où l’on prend le TER, qui s’arrête à toute gare, procurant ainsi une première version de l’interminable. Au début, parce qu’ensuite on se crée un emploi du temps très vite à renifler les voyageurs, à s’inventer leurs vies, à lire des romans, à défaut de pouvoir en écrire. Gare de Lyon, en voilà une de gare, près de Bercy qui avant n’était qu’un regroupement de maisons basses, des entrepôts viticoles, du temps où l’ouvrier buvait ses 5 litres sans sourciller, avant le grand chambardement, le grand remembrement, avant quand il y avait encore des haies, quand on ne les avait pas encore réinventées à grands renforts d’eurêka pédants. La traversée d’une vie entière ainsi en train, par la route, à pied, à cheval, en voiture, très rarement en avion ou en mulet. Dommage, ce serait bien de prendre le temps, d’emprunter les routes de traverse, les sentiers buissonniers, le chemin Stevenson ou Benjamin, sans qu’on nous oppose la frontière, la norme, la sécurité, le meilleur confort utilisateur.

Illustration « nous ne sommes pas les derniers » Peinture Zoran Music

A propos de Patrick B.

https://ledibbouk.wordpress.com/

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