#anthologie #11 | Bien arrivés

Le plus difficile, sortir de Paris Porte de Charenton, passer devant le bâtiment de la SUZE aux lettres lumineuses encore peu visibles dans le crépuscule du soir « maman, qu’est-ce que c’est, la SUZE ? c’est du poison, ma chérie/ c’est quoi, du poison ? demande à ton frère… », peu de contraste C’étaient encore des avenues interminables, circulation dense, les retours du travail croisaient les départs du vendredi soir On abordait les banlieues, c’est à Créteil que la sensation d’échapper à l’emprise urbaine gagnait les automobilistes abordant la Brie, les villages ou petites villes se succèdent par ordre alphabétique : Boissy-Saint-Léger, Brie-Comte-Robert, Coubert, Guignes, Mormant, Nangis, à droite de la route, la raffinerie de pétrole de l’île de France déjà illuminée, architecture industrielle plutôt compacte, cheminées, tours de distillation, incongrue sur la plaine briarde A Provins, tour médiévale, comme un donjon isolé, dont les enceintes ont été rasées, tour de ville Venir visiter un jour, ville mystérieuse cachée aux automobilistes ? Nogent–sur-Seine crée une brève rupture, une exception à l’ordre alpha jusque là respecté Traversée d’une zone boisée, humide, marécageuse, les phares éclairent les petits ponts blancs enjambant des mares, à chaque dos d’âne, je préviens, légère secousse ressentie dans le plexus, haut-le-cœur, jouer avec la vitesse « papa, accélère, c’est les p’tits ponts » Est-ce ainsi qu’il faut… Nuit désormais après chien-et-loup plongeon dans le noir total, absence de lune, soleil depuis longtemps couché, vague point orange maintenant effacé du rétroviseur Pont-sur-Seine, souvenir du premier attentat contre De Gaulle, j’étais passé une heure avant lui, je n’avais appris l’événement que le lendemain Où commence la Champagne ? on retrouve la plaine, ce n’est plus la Brie, ce ne sont pas encore les friches de l’est Romilly, nœud ferroviaire, sentiment de tristesse, rien ne ressort, aucun relief, maisons basses, cheminots, forges, usines de bonneterie Entrer dans Troyes « papa, pourquoi on parle toujours de la guerre de Troyes ? c’est pas le même, ma jolie… » Cyclistes encore nombreux, sortent de chez Michelin, travailleurs postés, beaucoup d’hommes en casquettes On approche de la maison, plus qu’une quarantaine de kilomètres Lanterne des morts à Buchères, oui il y a bien eu une guerre, à Troyes, avec ses massacres Pignon d’immeuble, on devine une publicité peinte, un grand bonhomme vert à face de clown , crachant le feu, légende LE THERMOGENE, effrayant les enfants… Entrer dans le village, dans le passé Je redoutais d’avoir à décharger les bagages Remettre le disjoncteur, allumer le salon, passer un coup de fil « bien arrivés ».

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