#anthologie #05 | mon ventre devant

mon ventre devant     ce ventre qui m’est poussé sans que je sache comment     sans que je le voie venir    peut-être l’âge     ou le bon vin     il bute contre le lavabo    je peux plus le rentrer comme avant     à peine    il bute quand je m’approche du miroir pour examiner mon visage de bientôt cinquante     il bute contre le froid de la faïence blanche quand je veux le voir de plus près    ce visage de demain cinquante ans     voir ce qu’il est devenu     voir si je le reconnais vraiment     je veux dire bien sûr que je le reconnais      le même front les mêmes yeux le même nez      et la mâchoire   ça n’a pas beaucoup changé    même pas de rides    ou si peu    mais pourtant c’est plus le même visage    depuis quand ?     ce n’est plus la même expression    il y avait une légèreté avant     un charme     maintenant c’est devenu terne    les joues    le cou     neutre     ça s’est épaissi     comme mon ventre     ce ventre qui me devance    qui me devance toujours maintenant    pendant un temps j’ai pu le contenir    je faisais un petit régime salades avant l’été    il était pas trop volumineux      je trouvais que ça allait avec ma stature     avec ma grande carcasse     Jozua disait qu’il aimait bien ma petite bedaine    que ça le changeait de ces corps ascétiques de danseurs avec qui il travaille    de leurs corps secs et athlétiques toujours en tension      toujours sous contrôle      parfois tu t’endormais sur mon ventre comme sur un oreiller    ta joue s’enfonçait dans mes entrailles    oui Jozua tu dormais sur mon ventre     ça me revient     ça fait déjà un bail      est-ce que tu t’en souviens ?    est-ce que tu y penses parfois ?     à ce moment-là le temps se ralentissait      à ce moment-là j’avais la sensation que mon ventre faisait partie de moi     il était proéminent mais il faisait partie de moi      maintenant ce bide qui me devance    qui me dépasse    j’ai l’impression qu’il me domine    il est comme un coffre-fort     étranger     je me demande ce qu’il pense     maintenant je sais qu’il y a des neurones dans le ventre      je sais qu’il pense     mais je ne sais pas ce qu’il pense    il ne dit rien    comme si ça me regardait pas     comme si je ne pouvais pas comprendre      que je n’avais qu’à suivre   

A propos de Muriel Boussarie

Je travaille sur un chantier d’écriture au long cours et j’espère avoir assez de souffle pour le mener à terme. L’intuition de ce projet a surgi ici, dans un atelier du Tiers Livre. Il était question de se perdre dans la ville. Comme je ne voulais pas suivre une piste trop autobiographique, j’ai délocalisé l’errance en la situant dans la ville de K., un avatar de Hong Kong qui m’avait tant fascinée. Alors un personnage, un homme, Tu, toujours interpellé, est immédiatement apparu dans une rue de K. où il s’était égaré. Malgré cette entrée en matière – très forte pour moi – je n’ai pas pensé au départ écrire une histoire, encore moins un livre. Mais je voulais écrire, rêver un univers, celui de K. Quelques textes ont ainsi vu le jour sur mon blog. Puis lors d’un nouvel atelier de François Bon, un fil d’histoire plus précis s’est ébauché : le départ de Tu et L. vers les îles pour fuir la dictature qui sévit à K. À ce moment-là s’est déclenché un grand désir de narration. Beaucoup de choses se sont précisées au fil de l’écriture, bien des personnages sont apparus… Et régulièrement j’utilise des consignes de l’atelier comme pistes pour développer mon récit.

6 commentaires à propos de “#anthologie #05 | mon ventre devant”

  1. Oh que j’aime de retrouver le lien entre ces différents textes, de suivre ces personnages.

  2. Merci beaucoup Anna. Ce personnage fait partie de mon chantier d’écriture au long cours.

  3. on retrouve là ton goût pour les espaces qui suspendent le texte et nous font attendre la suite
    je retiens : « de leurs corps secs et athlétiques toujours en tension toujours sous contrôle », cette idée de contrôle permanent qu’il nous faudrait exercer sur notre silhouette, cette idée de ce qui nous échappe de notre enveloppe et aussi de nous-mêmes…

    • j’ai tellement pris le goût de ces respirations que parfois j’ai du mal à utiliser la ponctuation normale…
      Tu as raison, il y a vraiment l’idée de corps sous contrôle versus corps qui déborde et qui échappe… idée fascinante, vertigineuse… Merci pour ta lecture chère Françoise